Frontenac_T1
lâappartement se transformait en fournaise. Les murs étaient lézardés et les fenêtres tellement délabrées que, les jours de grand vent, lâair du fleuve y pénétrait en bourrasques.
Ce matin-là , il sâétait levé au point du jour et avait longuement marché dans le jardin délavé par les intempéries. Il dormait peu. Lâinsomnie le tyrannisait. Il préférait bouger plutôt que de se tourner et retourner sur son lit en attendant lâaube. La marche lui convenait et le gardait alerte. Parfois, il poussait du côté de lâHôtel-Dieu ou du couvent des Ursulines, quand il nâarpentait pas le long chemin bordé de grands arbres menant à la ville basse. Il perpétuait ses habitudes de marcheur solitaire, à la différence que son poste de vice-roi lâobligeait maintenant à être accompagné lorsquâil sâaventurait hors de chez lui. Il confinait alors ses gardes à la plus stricte discrétion. Leur présence, même silencieuse, lâimportunait.
Ces moments privilégiés où le soleil chasse lentement la nuit étaient mis à profit pour de fertiles ruminations, dont il testait rapidement le réalisme en les soumettant à son conseil de guerre. Combien de stratégies nâavait-il pas concoctées et mûries pendant ces longues randonnées matinales? Façonné par lâaction, son esprit nâarrivait à se mettre pleinement en branle que dans le mouvement. Il était en effet viscéralement incapable de rester longtemps immobile, comme si le corps devait sans cesse sâactiver pour permettre au cerveau de donner sa pleine mesure.
Louis était revenu de cette longue macération revigoré, alerte et plein dâune énergie nouvelle. Il avait ensuite avalé un déjeuner frugal, composé dâune soupe au lait de chèvre et de ces petits fromages ronds et minces fabriqués à lâîle dâOrléans et quâil affectionnait particulièrement. Le tout copieusement arrosé de vin muscat.
Denonville avait pris le bateau depuis deux semaines à peine que Louis avait déjà installé ses pénates et planté son décor. Les quelques meubles, rideaux et tapis, laissés en place par les occupants précédents et souvent en piteux état, avaient été évalués sous toutes leurs coutures avant dâêtre retenus ou écartés.
â Ils nâont rien laissé dâutilisable, les chacals! Regardez-moi ces antiquailles tout juste bonnes à mettre au rebut, avait-il jeté le premier jour à Monseignat, en pointant lâempilement de vieux objets entassés dans la cour.
Les vingt-deux caisses contenant ses effets personnels et de nombreux objets de décoration, les meubles de bois précieux ramenés de France, tout avait été déchargé avec précaution et placé dans les différentes pièces du château, selon un ordre précis et après une foule de recommandations tatillonnes. Un jeune engagé avait été vertement tancé pour avoir failli échapper un miroir bombé cerclé dâargent, une pièce à laquelle Louis tenait comme à la prunelle de ses yeux.
â Portez plus dâattention à ce que vous faites, triste maladroit! sâétait-il écrié en se lançant prestement à la rescousse du malheureux pour empêcher la précieuse pièce dâorfèvrerie dâatterrir sur le tapis élimé de la salle à manger.
Des domestiques supplémentaires avaient été recrutés et Louis avait mis en branle sa vieille demeure sur un train digne de nâimporte quel gouverneur de province. Il entendait dâailleurs mener à nouveau une vie sociale active, recevoir à table, donner des fêtes, des bals et des représentations théâtrales. Il nâétait pas venu sâenterrer dans un coin perdu peuplé de « paysans mal dégrossis et de sauvages », comme certaines mauvaises langues lâavaient laissé entendre à Versailles, mais réintégrer plutôt une colonie pleine dâeffervescence où les occasions de divertissement étaient nombreuses. La ville de Québec était en cette fin de siècle un endroit agréable et vivant où lâon pouvait trouver une bonne compagnie, si on se donnait la peine de la rechercher.
Le château
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