Frontenac_T1
vieillissant. Il le mènerait sur le même train jusquâà la fin, dût-il la précipiter.
Il eut un sourire amer au souvenir dâune boutade du grand Bossuet quâil avait jadis fréquenté chez son beau-frère, le seigneur de Montmort. à quelque jeune flatteur qui vantait les mérites et la sagesse du grand âge, lâhomme dâéglise aurait répondu : «Il est peut-être vrai que la vie date des cheveux blancs mais... employez, employez, si mâen croyez... tant que vous pourrez... le temps des cheveux noirs. »
* * *
La pièce sâétait assombrie à lâapproche du crépuscule, mais comme la lumière naturelle lui semblait encore menaçante, Perrine tira lentement les rideaux de velours jusquâà plonger la chambre dans une totale obscurité.
â Enfin, laissez un peu entrer le jour, ma mie.
La femme sourit au vieux comte et se mit à allumer les chandelles une à une, avec une application de collégienne. Du fond de son lit où il était étendu, inondé de parfums et négligemment vêtu dâune robe de damas, Louis pouvait suivre des yeux lâonctueux mouvement de hanches de la servante, qui se penchait avec sensualité au-dessus de chaque mèche pour bien y faire mordre la flamme. Elle alluma ensuite la petite lampe à bec de corbeau suspendue près du lit de son maître et se tourna enfin vers lui, satisfaite.
â Ãtes-vous certaine dâavoir bouché la moindre fissure capable de révéler au monde extérieur nos coupables amours de mortels? se moqua-t-il gentiment, tout en lâattirant à lui.
La femme se laissa faire et se mit à rire, dâun rire argentin de jeune fille.
Perrine, née Lotier dit Rolland, fille de serrurier et cinquième dâune famille de huit enfants, était servante au château depuis bientôt douze ans. Deux fois mariée et autant de fois veuve en moins de cinq ans, elle nâavait jamais enfanté et avait décidé de ne plus convoler. Ce nâétait plus tout à fait une jeunesse et ses traits nâavaient pas cette régularité quâon appelle la beauté, mais son corps était sain et bien proportionné et il avait la rondeur accueillante des paysannes. Les premières approches, qui remontaient bien à une dizaine dâannées, avaient été laborieuses. Perrine était pudique et timide et avait repoussé les ardeurs de son maître avec des cris scandalisés chaque fois quâil avait glissé une main fiévreuse dans son corsage ou tenté de fourrager sous ses jupes. Puis, peu à peu, à force de gentillesses, de compliments bien tournés et de petites faveurs, elle sâétait montrée plus réceptive.
Elle avait fini par faire taire les remords découlant de cette liaison adultère avec un homme de vingt-cinq ans son aîné et marié, de surcroît, devant lâÃglise. « Après tout, sâétait-elle dit, point bête, il nây a pas de mal à donner un peu de tendresse à un homme seul, abandonné de sa femme dont on dit quâelle est une galante qui le cocufie dans tous les salons de Paris. Et tant quâà pécher, un gouverneur ne vaut-il pas mieux quâun ramoneur? » Mais, en femme délurée, elle sâétait arrangée pour contrôler le jeu et ne se donner quâavec parcimonie, à ses conditions et à son rythme à elle, de façon à maintenir son vieil amant en perpétuel état de manque. Comme Frontenac était un homme à femmes qui ne cessait de jouer le joli cÅur, de conter fleurette et de faire des ronds de jambe dès que se pointait un jupon, en particulier les soirs où il avait des invités, Perrine, qui servait à table, lui avait fait payer ses infidélités verbales et ses jeux de prunelles par de petites bouderies et des jours de pain sec, où elle se prétendait trop fatiguée pour se rendre à ses appartements.
Depuis le retour du comte à Québec, le jeu de séduction avait repris de plus belle. Perrine devait user dâune extrême prudence pour se rendre chez Frontenac, car il nâétait pas question quâon les surprenne ensemble. Monseigneur de Saint-Vallier et ses curés lâauraient déchirée à belles dents, lâauraient forcée à quitter son poste et excommuniée.
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