Frontenac_T1
de vieillir », se dit-il, morose.
Il gratta sur lâamadou une allumette et communiqua le feu à la chandelle dont la flamme répandit bientôt une douce lumière mouvante. Il se recoucha, les bras sous la tête, et parcourut des yeux les quelques objets qui lâentouraient : une crédence en chêne de style Louis XIII, héritée de sa mère; son pupitre de bois de cerisier sur lequel brillait un chandelier dâétain spiralé, un cadeau de sa sÅur préférée, Henriette-Marie; un petit meuble bibliothèque contenant les quelques livres dont il ne se départait jamais et qui avaient traversé avec lui les océans; des tapis, des chandeliers, divers objets décoratifs, et ces deux petits miroirs au cadre dâargent ouvragé que son épouse, Anne, lui avait offerts au début de leur mariage. Câétait là toute sa fortune ou du moins, ce à quoi il tenait le plus. Le reste, tout le reste des objets quâil avait accumulés au fil de ses nombreuses vies était entreposé chez ses sÅurs ou chez ses nièces, au cas où le roi le rappellerait en France.
En attendant, il croupissait dans un édifice qui menaçait ruines. Dans ce château qui nâavait du château que le nom.
«Je ne suis quâun don Quichotte vieillissant et solitaire qui règne sur un royaume en sursis dans un faux palace de gravats et de décombres... » se dit-il avec dépit.
Il se versa une coupe dâun vin tiré dâune carafe que Perrine tenait toujours pleine, à portée de main. Lâalcool lui procurait parfois quelques heures dâun sommeil léger mais fécond. Il ramena le regard sur ces deux petits miroirs au cadre dâargent placés en vis-à -vis, de chaque côté de la fenêtre. Anne les avait fait fabriquer sur mesure par un des meilleurs orfèvres de Paris. Elle avait dessiné elle-même les entrelacs de grappes de raisins et de fruits quâelle voulait voir reproduits dans lâargent et avait exigé des miroirs bombés, parce que cela faisait plus joli. En lui offrant ce cadeau, elle avait dit quâil représentait leurs deux destinées séparées et originales, mais qui se renforceraient désormais en se servant mutuellement de modèle.
Lâamertume lâenvahissait peu à peu. Il avait rapidement fait un gâchis de leur vie commune. Trop fantasque, trop habitué à prendre ses libertés et à faire les quatre cents coups, Louis avait braqué Anne contre lui dès les premiers mois. Elle était si jeune et si entière. Elle lâavait dâabord aimé sans retenue, à cÅur perdu, avec lâingénuité et la ferveur de la jeunesse, mais en exigeant en retour la même fidélité et le même engagement.
Il était bel homme et plaisait aux dames, un privilège dont il aimait abuser et duquel il nâentendait pas être dépouillé par le mariage. Il avait donc commencé à sâabsenter, à découcher, à mentir pour cacher ses liaisons à sa jeune femme quâil découvrait tout à coup soupçonneuse, jalouse et malheureuse. Sâil nâavait eu que des passades sans importance, Anne aurait peut-être passé lâéponge et pardonné. Mais il avait commis la bêtise irrémédiable de sâamouracher de mademoiselle de Mortemart, connue plus tard sous le nom de madame de Montespan, que Louis XIV entourait dâattentions jalouses.
â Mais fallait-il être assez sot pour sâintéresser à cette ambitieuse, sans cÅur ni conscience, qui mâa discrédité auprès du roi dès quâelle a compris que notre liaison risquait de la perdre! sâentendit-il protester avec vigueur. Mais nây ai-je pas trouvé mon compte? se reprocha-t-il aussitôt, dans un sursaut de lucidité.
Il se redressa sur sa couche et se prit à sourire, puis à rire à pleine gorge au souvenir de la chanson quâil avait composée pour se vanter de son triomphe libertin. Quoi! Ravir au roi de France la plus aimée de ses maîtresses était un succès dâalcôve peu banal! Il se mit à chanter tout bas les paroles dont il nâavait rien oublié, plus de trente ans plus tard :
â Je suis ravi que le Roi, notre Sire
Aime la Montespan!
Moi, Frontenac, je mâen crève de rire,
Sachant ce qui
Weitere Kostenlose Bücher