Frontenac_T1
France à toutes jambes, nous devrons nous battre avec les moyens du bord. Or, il se trouve que les hommes dâici sont encore les seuls capables de nous tirer dâaffaire. Et puis, avons-nous le choix? Où sont donc ces troupes françaises aptes à mener une telle guerre? Sa Majesté ne peut disposer dâaucune nouvelle recrue, on nous lâa seriné sur tous les tons, à monsieur de Callières et à moi.
Puis il ajouta, en atténuant un peu le mordant de sa voix pour ne pas sâaliéner lâintendant :
â Nous allons améliorer le sort de nos miliciens. Jâen tends que nous fournissions désormais à chacun lâhabillement et lâéquipement. Et je veux quâon leur distribue un nouveau fusil.
â Comme vous y allez, monseigneur! Que je sache, mon budget nâa pas été augmenté et je ne vois pas comment je pourrais faire face à de telles dépenses... enfin...
â Vous trouverez bien le moyen dây arriver, trancha Louis en balayant lâair de la main, comme si lâargument nâavait aucune importance. Et puisque ces hommes ne sont pas payés quand ils sont mobilisés, cela nous fournira un moyen relativement économique de leur témoigner notre reconnaissance.
Champigny était surpris et irrité de voir avec quelle désinvolture Frontenac pouvait décider de lui faire engager de nouvelles dépenses, alors quâil arrivait difficilement à joindre les deux bouts. Il parlait sans sourciller de fournir à chaque milicien un manteau, un pantalon, une paire de mitasses * , une couverture, des mocassins, un couteau et deux chemises. Et le fusil en prime! Pourquoi ne pas leur verser une solde, tant quâà y être? Autant dire que son budget serait grevé pour les cinq prochaines années, se dit-il.
Mais ayant une idée bien arrêtée sur la question et refusant de se laisser démonter par des considérations terre-à -terre, Frontenac poursuivait sa démonstration. Puis il en vint à la politique de pacification quâil avait amorcée auprès des Cinq Cantons.
â Les Iroquois que jâai ramenés personnellement des galères feront merveille auprès des Cinq Nations, se vanta-t-il. Oureouaré, le grand chef goyogouin, nous est tout acquis. Nous réussirons à les convaincre de signer la paix. Nous effacerons les erreurs de nos prédécesseurs et rétablirons la confiance.
Champigny se redressa sur son siège, visiblement agacé. Frontenac parlait comme si câétait à son initiative que les Iroquois avaient été retirés des galères, alors que cela sâétait fait sur lâordre de Denonville. Et en parlant des prétendues « erreurs de ses prédécesseurs », le vieux comte faisait encore allusion à la fiction mensongère quâil colportait sur la façon dont ces Iroquois avaient été faits prisonniers. Quant aux talents de négociateur dâOureouaré, lâintendant demandait à voir... Il nâétait pas loin de considérer lâindividu comme un imposteur qui nâavait rien de lâascendant que lui prêtait le gouverneur. Et pour tout dire, il ne croyait pas une minute à ces tentatives de paix dans lesquelles Frontenac plaçait tant dâespoir.
Mais ce dernier enchaînait déjà , sur un ton impérieux :
â Quant aux Anglais, je leur réserve un chien de ma chienne.
Le gouverneur sâétait rapproché de la fenêtre, quâune pluie grêleuse cinglait bruyamment. Il se frottait le menton de sa main valide, comme quelquâun qui mijote un coup fumant.
Champigny avait baissé les yeux pour les porter sur le tapis délavé, usé à la trame. Il était sous le choc et commençait à sâalarmer. Il sâinquiétait surtout de sa capacité à composer avec un personnage aussi autoritaire et si peu enclin à tenir compte des contingences propres à sa fonction. Il prenait la mesure des divergences qui risquaient de lâopposer au gouverneur et de les jeter inévitablement lâun contre lâautre.
Frontenac se retourna et se dirigea vers la porte, quâil ouvrit dâun geste sec.
â Monseignat, convoquez mon état-major pour jeudi après-midi. Quant à vous, monsieur lâintendant, fit-il en se tournant vers lui, je compte bien que vous y serez.
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