Frontenac_T1
Nous reprendrons tout cela en détail et discuterons à fond des enjeux.
Il fit raccompagner Champigny par son secrétaire.
Une fois seul, Louis se saisit du tisonnier et fouilla nerveusement les braises, dâoù jaillirent de longs éclats jaunâtres. Il était perdu dans ses pensées. Dehors, la pluie nâavait cessé de battre et les carreaux glacés sâétaient recouverts dâune buée diaphane. La nuit, précoce en cette saison, commençait à tomber. On distinguait encore confusément au loin la forme dâun clocher et, à peine perceptible, la masse sombre du long bâtiment des Ursulines. Une strophe lui remonta aux lèvres et il la murmura lentement, pour en savourer chaque syllabe.
â Tous nos arbres sont dépouillés
Nos promenoirs sont tous mouillés
Lâémail de notre beau parterre
A perdu ses vives couleurs
La gelée a tué les fleurs.
Lâair est malade dâun caterre
Et lâÅil du Ciel noyé de pleurs
Ne sait plus regarder la terre.
4
Québec, automne 1690
On gratta à sa porte. Impatient, Louis répondit dâune voix contrariée :
â Quoi, encore?
Charles de Monseignat pénétra dans la pièce et lui tendit une enveloppe scellée par un cachet de cire rouge sang portant à lâendos les trois pattes de griffon et la couronne, au blason des Frontenac.
â Monseigneur, jâai une lettre pour vous qui provient de madame.
â Donnez, donnez.
Il sâen saisit avec vivacité. Ses noms et titres étaient élégamment moulés dâune écriture fine et nerveuse qui courait librement sur toute la surface. Il porta lâenveloppe à ses narines. Une fragrance délicate et légèrement acidulée sâen dégageait encore.
Son parfum...
Cette odeur entêtante qui imprégnait tout ce que portait Anne de la Grange-Trianon, Louis lâaurait reconnue entre mille. Elle était devenue indissociable de la femme même. Chaque pli dâAnne le ramenait dans le passé et lâimage de la jeune fille dâalors sâimposait à lui avec une netteté surprenante.
à seize ans, elle possédait un charme et un esprit si éclatants quâil sâen était épris au point de vouloir lâépouser sur-le-champ ou se donner la mort. Le père, un riche bourgeois de Paris, conseiller du roi et maître de comptes, lui avait dâabord accordé la main de sa fille, puis avait fini par se raviser. Louis de Buade, comte de Palluau et de Frontenac, avait dû lui paraître trop pauvre, malgré sa haute noblesse, pour convenir à un parti prometteur autour duquel se bousculaient les soupirants.
Mais la belle Anne avait résolument tenu tête à son père et lui avait jeté au visage, alors quâil la menaçait du couvent : «Mon père, vous avez donné ma main et mâavez commandé dâaimer cet homme, je mây suis engagée; je nâen aurai point dâautre! »
En fille rouée, elle avait fini par se faire « enlever » sous le toit de son père pour se faire conduire à lâéglise Saint-Pierre-aux-BÅufs, une petite chapelle réputée pour bénir les unions qui se faisaient sans le consentement des parents et où toute la famille Frontenac lâattendait à bras ouverts. Fou de colère à lâannonce du mariage de son unique fille, le père lâavait déshéritée. «Je nâai que cinquante ans, lui avait-il dit, je me remarierai et jâaurai douze enfants; tu nâauras que le bien de ta mère. Je tâôterai tout ce que tu pouvais espérer de moi. »
Depuis lors, bien de lâeau avait coulé sous les ponts... Leur couple avait rapidement chaviré, et Louis sâétait retrouvé seul.
Mais Anne lui manquait toujours. Un besoin dâelle qui le tyrannisait parfois, surtout la nuit, pendant ses périodes dâinsomnie. Ce qui ne cessait de lâétonner, après tant dâannées.
Louis soupira dâimpuissance en haussant les épaules, puis glissa la lettre dans sa poche en sâavisant quâon lâattendait.
Il se leva de sa chaise en réprimant une grimace de douleur. Il avait oublié ses genoux, qui lâincommodaient dès quâil restait trop longtemps immobile. Mais il refusait dâabdiquer devant son corps
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