Frontenac_T1
produisait les mêmes effets sur tous. Ce quâil savait cependant, câest que lâancien secrétaire dâÃtat Jean-Baptiste Colbert * , soucieux de mousser lâindustrie des boissons fortes, avait néanmoins exigé quâon échange de lâalcool contre des fourrures. Et quâune cruche de rhum valait cent livres de fourrures, ce qui signifiait que deux barils dâeau-de-vie rapportaient plus que quatre canots entiers chargés à ras bord de marchandises durables. Mais aussi quâon limitait les quantités dâalcool offertes aux Indiens. à titre gracieux, il ne servait que de préliminaire, pour bien disposer les sauvages avant la traite. Tout le monde y trouvait son compte : le roi, les commerçants, les officiers des postes, les marchands métropolitains, les coureurs des bois, la population, et lui le premier. De même que les Sulpiciens dâailleurs, dont il venait dâapprendre que certains auraient expédié des fourrures en France sous un nom dâemprunt et pour leur profit personnel. Ce qui ne lâavait étonné quâà moitié, puisquâil avait toujours soutenu, sans pouvoir le prouver, que les jésuites des missions en faisaient autant pour financer leurs bonnes Åuvres. Dans pareil contexte, pourquoi se serait-il senti coupable dâune situation sur laquelle il nâavait aucune prise, et qui dépendait dâune conjoncture politique et économique qui variait selon les guerres et les intérêts des nations?
â Votre Ãminence, je ne suis pas venu ici pour parler de cela, mais bien pour aborder avec vous le sujet des cures fixes.
Saint-Vallier eut une légère crispation du visage. Il commençait à en avoir plus quâassez de cette question, à propos de laquelle il nâentendait dâailleurs pas céder dâun pouce. Ce problème était récurrent et le roi insistait dans ses dépêches pour quâon le réglât enfin. Le prélat avança le tronc vers son interlocuteur, comme sâil sâapprêtait à lui livrer un secret dâÃtat, et lui murmura à lâoreille :
â Nous manquons cruellement de prêtres dans ce pays. Savez-vous que nous nâen avons que deux cent soixante pour répondre aux besoins dâune population cinquante fois plus nombreuse et dispersée sur un territoire impossible à couvrir? Nos pauvres curés se tuent à la tâche à voyager été comme hiver en canot ou en raquettes pour dire les messes et donner les sacrements. Le tiers des séculiers quâon nous envoie de France se découragent en dedans dâun an et reprennent le bateau. Et malheureusement, les trois quarts des habitants nâassistent à la messe que trois ou quatre fois par année. Et on nous parle de cures fixes!
â Mais, monseigneur, vous avez un séminaire. Pourquoi diable ne faites-vous pas davantage de prêtres? rétorqua Louis en se lissant la moustache.
â Ne parlez pas du diable devant moi! Il fait bien assez de ravages par les temps qui courent, celui-là , plaisanta Saint-Vallier en remplissant sa coupe à nouveau.
Lâévêque préférait de beaucoup cette liqueur à celle quâon lui avait livrée précédemment et se promit dâen faire provision au cas où elle viendrait à manquer.
Frontenac trempa les lèvres dans le verre quâon lui avait servi. Lâévêque avait au moins cela de bon, son alcool de prune était exquis!
â Plus sérieusement, reprit aussitôt Saint-Vallier, bien que nous fassions des efforts considérables pour attirer les jeunes du pays vers la prêtrise, il y a beaucoup dâappelés et peu dâélus. Il faut que les candidats soient exempts de difformité physique et suffisamment dévots, quâils aient au moins dix ans révolus pour pouvoir manier la plume dâoie, et que leurs parents consentent à se séparer dâune main-dâÅuvre qui, à cet âge, peut rendre de précieux services. Quand on connaît la cherté de cette denrée rare. En admettant que toutes ces conditions soient réunies, il faut encore que lâenfant sâadapte au régime de vie du séminaire et tolère dâêtre séparé très tôt de ses parents. Même en formant gratuitement les candidats pauvres, je vous dirais que sur deux
Weitere Kostenlose Bücher