Frontenac_T1
pas leur place dans un lieu saint, et qui nâont de toute façon aucune raison dâêtre chez une chrétienne, nous continuerons à lâinterdire avec vigueur, comme nous interdisons aux hommes de se présenter à lâéglise en tenue débraillée, de mal se comporter ou de troubler le recueillement de nos ouailles. Le luxe des habits est aussi un des principaux désordres qui se remarquent ici chez les filles et les femmes, fit lâévêque en soupirant et en secouant la tête de droite et de gauche, la mine scandalisée.
Il trempa enfin ses lèvres dans la coupe quâil tenait en main et dégusta longuement la fine liqueur ambrée. Puis, il épongea méticuleusement sa bouche avec le coin de son mouchoir.
Louis eut un sourire. Il avait récemment trouvé dans des papiers laissés par Denonville une mise en garde rédigée par monseigneur de Laval, quelques années plus tôt. Il sâadressait au gouverneur et à son épouse afin de les inciter à donner le bon exemple au peuple. Lâévêque leur recommandait de nâaccepter dâinvitations quâà lâheure du dîner pour éviter les suites fâcheuses des assemblées de nuit, et à la condition que les menus soient frugaux et quâil nây ait ni bal ni danse. Et si danse il y avait quand même, il leur fallait veiller à ce quâelle ne se fasse quâentre personnes du même sexe. Laval poursuivait avec une sortie enflammée contre le faste des habits que portaient les femmes, contre les coiffures dont elles surmontaient leur chevelure découverte et pleine dâaffiquets, de frisures immodestes, expressément défendues dans les épîtres de saint Pierre et de saint Paul, ainsi que par tous les Pères et Docteurs de lâÃglise. Il citait même en exemple une certaine Prétextate, dame de grande condition et connue de Saint-Jérôme, qui eut les mains desséchées et mourut précipitée aux enfers pour avoir frisé et habillé mondainement sa nièce, à la demande de son mari.
Louis sâétait beaucoup amusé de lâaudace et de la naïveté du vieux Laval et sâétait demandé comment Denonville, qui était tout sauf un sot, avait bien pu accueillir la chose.
Mais il se garda bien de révéler à son interlocuteur les raisons du sourire que ce dernier semblait étonné de lui voir aux lèvres. Lâévêque savait trop bien, dâailleurs, à qui il avait affaire. Il nâignorait pas que Frontenac avait été par le passé lâun des pires ennemis du clergé canadien et que, bien que le roi lui eût quelque peu limé les crocs, il pouvait encore mordre. Il connaissait tout du style de vie condamnable quâil menait, de son esprit libertin féru dâidées anticléricales, de sa nature de courtisan corrompu par Versailles et épris de mondanités. Mais comme il était encore, hélas! le gouverneur, cela suffisait à rendre lâévêque circonspect.
Saint-Vallier ramena pourtant la conversation sur la question de lâeau-de-vie.
â Je me suis laissé dire, monseigneur, que les gens de Nouvelle-Angleterre, qui sont pourtant des infidèles, auraient complètement interdit la vente du brandy aux sauvages. Interdit, par force de loi. Sous peine de lourdes amendes et du fouet sur la place publique.
â Allons donc, Votre Ãminence. Vous savez très bien que cela nâa rien changé et que tout le monde contourne allègrement la loi. Parce que les Anglais ne peuvent pas se permettre plus que nous de ne pas satisfaire les Indiens à ce chapitre. Les marchands anglais et hollandais vont même jusquâà rajouter du laudanum dans leur cochonnerie de rhum pour les rendre plus vite inconscients.
â Ce qui est peut-être une bonne chose, à tout prendre, fit Saint-Vallier, songeur. Plus vite nos naturels sont inconscients et moins ils ont de chances de commettre leurs infamies, ne vous semble-t-il pas, monseigneur?
Louis commençait à sâénerver. Cette question avait été débattue à satiété et le roi lâavait réglée une fois pour toutes. En ce qui le concernait, il nâavait dâailleurs jamais vu de différences entre un Français, un Anglais ou un Indien ivre. Lâalcool pris en trop grande quantité
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