Frontenac_T1
état dâébriété : le père se livrant à tous les excès sur sa fille, tranchant le nez de sa femme, laissant ses fils se frapper à mort, la mère jetant son bébé dans les braises! Toutes ces horreurs dans le seul but de permettre à quelques individus sans scrupule de sâenrichir. Il faudrait bannir définitivement ce commerce immoral, lui martela encore une fois Saint-Vallier dès que Louis eut ouvert la bouche.
Le ton de voix de Son Ãminence avait monté dâun cran, pendant que ses joues creuses sâempourpraient. Il revenait toujours à cette question. Câétait sa marotte, son idée fixe, sa préoccupation de tous les instants. Sous des dehors amènes, le nouvel évêque cachait un zèle si intempestif quâil se faisait des ennemis partout où il passait. Aussi Louis sâétait-il résolu à procéder avec prudence. Plus question désormais de se mettre le clergé à dos, sous peine de sévères remontrances de la cour, voire dâun rappel cinglant. Il garda donc bonne figure, se croisa lentement les mains devant lui et rétorqua finement, dâune voix onctueuse :
â Vous lâavez dit vous-même, monseigneur, il ne sâagit que dâun petit nombre de fauteurs de troubles à cause desquels il serait injuste de punir lâensemble dâune population. Le roi permet toujours ce trafic pour empêcher que le commerce des fourrures ne passe aux mains des Anglais, à la condition expresse que cela ne soit pas fait dans le but de saouler les Indiens pour les détrousser ou pour obtenir leurs fourrures à bas prix. Et nous veillons à cela, monsieur lâintendant et moi. Les récalcitrants qui se livrent à de tels excès sont châtiés sans pitié. Nous en avons justement fait mettre un aux fers la semaine dernière, et deux autres coureurs des bois auront bientôt à répondre de leurs actes. Ils risquent la potence. Vous devez savoir cependant que Sa Majesté ne tolérera pas que les ecclésiastiques continuent à troubler la conscience des gens de ce pays en leur refusant lâabsolution ou en les menaçant dâexcommunication parce quâils transportent de lâalcool dans les pays dâen haut. à lâintérieur des limites établies, cela est toujours légal, jusquâà preuve du contraire. Je crois dâailleurs que le roi vous a abondamment écrit à ce sujet.
Lâévêque dodelinait de la tête, sans paraître autrement convaincu.
â De fait, continua Louis, heureux de pouvoir mettre lâévêque dans son tort, jâen profite pour vous dire deux mots dâun curé qui fait actuellement grand bruit à Montréal. Par un excès de zèle que je mâexplique mal, il mènerait une espèce dâinquisition pire que celle dâEspagne en menaçant dâexcommunication tous ceux qui passent dans son champ de mire : les voyageurs et les marchands de fourrures dûment autorisés, les mères de famille qui ont le malheur de danser quelque innocent menuet à une fête entre voisins â chose si rare et, ma foi, plutôt encourageante par les malheureux temps de guerre que nous vivons â, les femmes et les filles qui osent arborer des vêtements plus légers les jours de fête ou qui ont la coquetterie de porter une fontange * , cette jolie coiffure qui nous vient de Paris et qui me semble une mode plutôt seyante. Et jâen passe!
Lâévêque frétilla sur son siège. Il sâéclaircit la gorge avant de lancer, dâune voix contenue :
â Nous savons de qui vous voulez parler et nous avons averti notre frère de modérer un zèle qui, soit dit en passant, nâest animé que par un désir légitime de sauver des âmes de la perdition. Les mÅurs, dans cette partie retirée du pays, sont plus relâchées, plus débridées et souvent plus scandaleuses quâaux Trois-Rivières ou à Québec. Le jeu, la danse, lâadultère, lâimpiété, lâalcoolisme ne sont que quelques maux que nos prêtres de Montréal tentent de réformer. Quant à lâimmodestie des femmes qui se présentent devant les sacrements en grand décolleté ou avec des tissus transparents qui dévoilent des nudités dâépaules et de gorges qui nâont
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