Frontenac_T1
cria-t-il à Frontenac qui le harcelait encore, si un autre traîneau vient en sens opposé, ça va être la catastrophe!
Et lâinévitable se produisit...
Un attelage surgi du haut de la côte Saint-Louis bloquait la route. Le cocher mit toutes ses énergies à retenir un équipage qui, lancé fort avant, ne put ralentir suffisamment pour éviter la collision. Les chevaux se cabrèrent dès quâils se trouvèrent trop près les uns des autres, ce qui provoqua une telle embardée que les carrioles sâen trouvèrent complètement déroutées. La deuxième voiture se renversa dans la neige et deux hommes, aussi rouges de colère que de froid, en émergèrent bientôt. Louis reconnut la mince silhouette efflanquée de lâintendant Champigny et la carrure de géant du procureur général du conseil souverain, Ruette dâAuteuil. à voir leur mine furibonde, il éclata dâun rire si spontané et si insolent quâil couvrit aussitôt les piaffements et les hennissements surexcités des chevaux.
â Ha! elle est bien bonne! fit Champigny, fou de rage. Vous menez ce train dâenfer sans égard pour autrui. Vous êtes un danger public, monseigneur!
Il se retint de prendre Frontenac par le col et de lâétouffer, sans autre forme de procès. Les yeux exorbités, lâintendant avait forcé sa voix dâétrange façon en insistant lourdement sur le « monseigneur ». Mais plus lâhomme qui lui faisait face se troublait et sâempourprait, plus Louis riait, emporté par un incontrôlable accès dâhilarité.
Champigny haussa les épaules et finit par lui tourner le dos, non sans le maudire intérieurement. Puis il sâoccupa à régler le problème. Bailly, confondu en excuses, et Monseignat, embarrassé, volaient déjà au secours de lâautre cocher. On redressa la carriole qui, heureusement, était indemne, et on remit les chevaux dans la bonne voie. Et ce rire, toujours, immense, vibrant et tonitruant, qui roulait et ne semblait plus pouvoir sâarrêter...
Lâintermède mit Frontenac en gaieté. Il était dâhumeur tonique et se sentait plein dâénergie. Sa carriole reprit enfin la route. Le cocher déposa Charles de Monseignat au château et continua jusquâau séminaire situé dans la haute-ville et où lâévêque attendait le gouverneur. Les deux hommes avaient quelques questions délicates à régler.
* * *
Monseigneur de Saint-Vallier, évêque de Québec, opinait légèrement du bonnet. Il croisa la jambe en lissant sa soutane des deux mains avec une application tatillonne. Un jeune prêtre fluet déposa sur la table attenante une bouteille dâalcool de prune.
Lâévêque et le gouverneur se faisaient face, assis du bout des fesses sur des chaises fort inconfortables. Le dénuement de la pièce dans laquelle ils se trouvaient était saisissant. Lâameublement se résumait à une table basse, trois chaises bancales, un tapis défraîchi et des fenêtres masquées par des rideaux de velours passé. Les deux autres salles réservées à lâévêque étaient aussi chichement parées. Cette sobriété rappela à Louis celle de son prédécesseur, monseigneur de Laval, avec lequel il avait si souvent croisé le fer par le passé. Si le nouvel évêque de Québec prêchait la pauvreté et la frugalité, il sâimposait à lui-même des règles dâaustérité qui forçaient lâadmiration. Il nây avait jamais que la liqueur de prune pour trouver grâce à ses yeux, prétendument parce que cela le fortifiait. Un caprice que Louis partageait de tout cÅur avec le prélat, qui venait dâailleurs de lui en servir un généreux trait.
â Je sais, monsieur de Frontenac, que vous avez déjà fait voter un édit interdisant à tout habitant de vendre de lâeau-de-vie aux sauvages en échange de leurs possessions. Et que le roi interdit à ses sujets de transporter de lâalcool dans leurs villages dans le but de les enivrer. Mais en dépit de ces interdictions, des dizaines de jeunes hommes courent encore impunément les bois avec des barils remplis de rhum! Vous savez comme moi quelles atrocités commettent nos sauvages en
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