Frontenac_T1
quâil y avait eu faute de leur part, Iberville prit mouche et sâenflamma comme un brandon. Il y avait eu des pertes de vies, il est vrai, mais Schenectady nâétait-elle pas tombée et ne ramenaient-ils pas des dizaines de captifs?
Comme Callières ne semblait pas mesurer lâénormité de la tâche accomplie, Pierre dâIberville se lança dans une description détaillée des conditions dans lesquelles ils avaient voyagé : la distance, le poids des vivres et des munitions, les températures changeantes, avec la faim au ventre et le danger constant dâêtre surpris et attaqués. Et au retour, la horde de prisonniers accrochés à leurs basques, dont ces enfants et ces blessés quâils sâingéniaient à protéger et que les Indiens souhaitaient plutôt éliminer parce quâils les retardaient, sans compter la cinquantaine dâennemis enragés, toujours à leurs trousses et prêts à tout pour libérer les leurs. Sa voix rocailleuse était traversée dâune colère contenue. Callières sâempressa de le calmer.
â Il sâagit pour nous dâune grande victoire que nous trompetterons sur tous les toits, monsieur dâIberville, soyez-en assuré. Mais prenez plutôt place avec monsieur Le Ber. Vous ferez bien honneur à ce petit en-cas.
Il leur fit signe de sâattabler, pendant quâun militaire revenu des cuisines poussait quelques plats devant eux.
Lâen-cas en question était composé dâune panade, une soupe au pain si épaisse que la louche sây tenait droite, dâun gros morceau de fromage du pays et dâun pichet de vin rouge. Un véritable festin pour des hommes qui nâavaient presque pas mangé depuis des jours. Lâembêtant, câétait dâengloutir le tout en conservant de bonnes manières. Les deux gaillards lapèrent pourtant la soupe à grands traits en raclant maintes fois le fond du bol avec la cuillère. Ils se servirent de nouveau. Callières sâétait assis près dâeux pour mieux reprendre son interrogatoire.
â Et ces sacrés puritains nâétaient même pas sur leurs gardes? Ils dormaient du sommeil du juste, les portes ouvertes et sans aucune sentinelle?
Un comportement irresponsable que le gouverneur comprenait mal, dans le contexte actuel. Encore que quelques confidences arrachées à des prisonniers anglais lui aient appris le climat de désobéissance civile et de désorganisation qui semblait régner dans les colonies du Sud, où sâopposaient les partisans de Guillaume III dâOrange et de Jacques II.
â Mais monsieur, sâempressa de rétorquer Iberville, la bouche pleine et se hâtant dâavaler, comment pouvaient-ils sâattendre à ce quâun contingent venu dâaussi loin que du Canada leur tombe dessus, dans une nuit de janvier et par trente degrés sous zéro? Même les Abénaquis restent sur leur natte par de pareilles froidures! Ils étaient parfaitement certains de leur sécurité et avec raison : lâhiver et lâéloignement leur servaient de rempart. Il nây a jamais eu que nous autres, Canadiens, dâassez fous et téméraires pour se risquer dans une telle aventure, et dâassez déterminés pour la mener à bon terme!
Le gouverneur opina. Lâhomme avait mille fois raison. Il suffisait de quelques dizaines de combattants poussés à lâhéroïsme par lâattachement à leur patrie et placés sous la gouverne de véritables chefs pour réaliser des miracles. Or, Le Moyne dâIberville, son frère Sainte-Hélène, dâAilleboust de Manthet, et quelques dizaines dâautres officiers encore étaient précisément de cette trempe-là . Mais surtout Pierre dâIberville, quâon surnommait déjà dans certains milieux «lâhomme de la baie dâHudson ». Celui sur lequel le roi comptait pour déloger définitivement les Anglais de cette région, celui aussi sur lequel Frontenac et lui commençaient à faire fond pour réaliser de futures conquêtes.
Callières, qui était un fin connaisseur de lââme humaine, prisait particulièrement la personnalité de Pierre dâIberville, faite dâun mélange explosif dâéquilibre et dâaudace, de sens pratique et de
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