Frontenac_T1
lucidité. Car câétait un intrépide qui pouvait ferrailler à un contre cinq, monter à lâabordage à la tête dâune poignée dâaventuriers ou faire face à trois vaisseaux ennemis à la fois. Mais il nâen était pas moins aussi un homme de guerre calculateur et prudent, un chef aux nerfs dâacier qui savait très exactement ce quâil pouvait tirer de ses hommes, parce quâil en était profondément aimé et respecté. Callières était persuadé que câétait de ce genre de commandant quâavait besoin la Nouvelle-France en ces temps de misère, et que Pierre dâIberville, qui réunissait à merveille les qualités de sa nation, pourrait mener les Canadiens au bout du monde.
Les deux officiers avaient mangé à sâen crever la panse et les plats sâétaient vidés comme par enchantement. Le vin ayant fait son Åuvre, ils luttaient maintenant contre le sommeil. Callières finit par avoir pitié dâeux.
â Allez, messieurs. Nous fêterons votre victoire et celle de vos hommes dès quâils seront de retour. Jâai dâailleurs envoyé du renfort pour les secourir et accélérer leur repli. En attendant, regagnez vos couchettes. Nous reprendrons cette conversation plus tard.
* * *
Callières était assis devant son secrétaire et achevait la rédaction dâune lettre à Frontenac. Comme il venait de recevoir des nouvelles de lâexpédition lancée contre Sche nec tady, il sâempressait dâen rendre compte. Cette première phase des représailles planifiées par le gouverneur général et son état-major contre les colonies du Sud sâavérait un succès, quelque peu mitigé, toutefois, par la perte de quinze hommes. Une perte que Callières avait sur le cÅur et quâil imputait à la tortueuse politique de pacification iroquoise du vieux comte.
« Si on nâavait pas épargné ces Agniers à Schenectady, nous aurions sauvé quinze vies, cornedebÅuf! Et qui sont ceux qui nous assaillent jour et nuit depuis des mois, sinon ces âmes damnées des Anglais? » Sâil nâen avait tenu quâà lui, il aurait mis un terme aux négociations de paix depuis longtemps et envahi sans tergiverser les villages agniers.
Il était bien aise, néanmoins, de pouvoir parler de succès à son supérieur, lui qui nâavait cessé de lui annoncer malheur sur malheur depuis de longues semaines. Car, tout lâautomne, des partis de guerre iroquois avaient paru dans les côtes de Châteauguay, de Prairie de la Madeleine, de Chambly, de Sorel, de Bécancour, de Pointe-aux-Trembles, et plusieurs habitants et soldats trop confiants sortis sans escorte avaient été pris ou abattus. Avec les premières neiges, câest La Chesnaye qui était tombée sous les coups de lâennemi, puis ensuite lâîle Jésus. La nuit, les coups de feu claquaient et les colonnes de fumée montaient des maisons et des granges isolées. Ceux qui en réchappaient se bousculaient en désordre vers les redoutes avoisinantes, la mort dans lââme.
Callières ne perdait pas courage, en dépit dâune situation en apparence désespérée. «Cette guerre ne peut quâêtre gagnée, disait-il à qui voulait lâentendre, le tout étant de tenir le plus longtemps possible en attendant de pouvoir mieux sâorganiser. »
Comme il faisait un froid de canard dans la pièce qui lui servait de bureau, le gouverneur de Montréal ne cessait de se frotter les mains pour les réchauffer. Il jeta un Åil impatient sur le foyer qui, bien que nouvellement construit, tirait mal. Un maître maçon lui avait assuré que lââtre était trop profond et lâouverture frontale trop petite pour donner un rendement suffisant, et que mieux valait lâabattre et le reconstruire. Mais il nâavait pas encore trouvé le temps de sâen occuper. Il sâenveloppa machinalement dans une couverture et se remit au travail, assez satisfait de la tournure de sa lettre.
Dehors, un vent cinglant ronflait en bourrasques et bousculait les quelques passants qui déambulaient dans les rues, malgré lâheure matinale. Les appels répétés du clairon rythmant le quotidien des militaires montaient de la cour
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