Frontenac_T1
chez lâIroquois et chez lâAnglais, afin de ramener des prisonniers et de se renseigner sur les déplacements ennemis.
Callières sâapprocha de la fenêtre et jeta un regard attentif sur Montréal, qui émergeait lentement de la nuit. Il percevait distinctement les toits et le clocher de lâHôtel-Dieu, et derrière, en retrait, le dôme de la petite église des filles de la congrégation. Montréal commençait à ressembler à une petite ville de province où se côtoyaient édifices conventuels et bâtiments privés, avec la particularité que ce bourg exerçait une vocation de ville-frontière, à la fois militaire et diplomatique. Sa situation stratégique en faisait un endroit idéal pour cantonner des troupes, organiser et concentrer la logistique des opérations militaires et mener des négociations avec les alliés et les Iroquois.
Il regardait avec satisfaction la belle palissade de pieux de cèdre qui courait le long du fleuve et encerclerait bientôt la ville. Percée de sept portes, elle était dotée de plates-formes à canons, ainsi que de guérites pour les sentinelles. Il avait aussi fait commencer le creusage des fossés. Mais ce nâétait pas encore tout à fait ce dont il rêvait. Le système défensif présentait encore des faiblesses : le coteau Saint-Louis, dominant le bourg, et les approches ouest de la ville étaient à découvert.
Et tous ces villages égrenés le long du fleuve en un chapelet sans fin quâil rêvait de regrouper en de nouveaux bourgs, mieux équipés pour résister à lâennemi. Il avait dâailleurs élaboré avec Denonville un modèle de village en étoile quâil aurait voulu établir dans quelques points chauds particulièrement exposés. Mais câétait compter sans la résistance acharnée des Canadiens, trop amoureux de leur espace et de leur indépendance pour accepter dâêtre entassés les uns sur les autres. Le roi revenait pourtant toujours à ce projet dans ses missives à Callières et lui recommandait de tenter de le réaliser, petit à petit. Il avait dâailleurs été on ne peut plus clair, brutal même, lorsquâil lui avait fait écrire par le ministre : Certes, il serait préférable dâen finir avec les Cinq Cantons, mais ce nâest pas le temps dây penser au moment où lâEurope entière est liguée contre nous. Il faudra donc vous débrouiller avec les ressources en place et prendre les moyens pour mieux protéger la population. Sa Majesté nâa plus le loisir de distraire quelques milliers de soldats pour aller écraser une tribu de sauvages en Amérique .
Le vent continuait de mugir et Callières vit que les eaux du fleuve avaient pris une teinte violacée et se couvraient de moutons. Il cambra le dos, dans lâespoir dâatténuer la douleur que lui infligeait sa lourde panse, et vint se rasseoir devant son bureau.
Il nâavait jamais lâesprit aussi vif que le matin. Câétait un homme de lâaube. Chacune de ses journées débutait à cinq heures au son de la diane, battue pendant une quinzaine de minutes par le tambour en faction au corps de garde, juché sur son rempart. Suivait un copieux petit-déjeuner servi par son aide de camp et quâil prenait seul, avec lenteur et jusquâà ce quâil soit bien rassasié. Câétait son grand plaisir : il sâadonnait à la gourmandise avec délectation. Il rédigeait ensuite les dépêches en souffrance et réglait les affaires courantes, avant de courir aux problèmes urgents.
Un tambourinement sec à sa porte le fit sursauter.
â Entrez.
Un jeune officier fit irruption dans la pièce et lui annonça que Nez Coupé, le chef goyogouin de retour dâOnontagué, réclamait audience.
â Tiens donc, il se délie enfin la langue, celui-là ? Ce nâest pas trop tôt. Faites-le entrer.
Le délégué portait au cou un collier fait dâun scalp humain fixé à une enfilade de grands coquillages. Il avait jeté sur ses épaules une couverture anglaise qui recouvrait une longue chemise de peau, enfilée par-dessus une paire de mitasses. Trois autres députés, dans le même attirail, lui emboîtaient cérémonieusement le pas.
Weitere Kostenlose Bücher