Frontenac_T1
charge émotive. Une sueur froide lui plaquait les cheveux au crâne et faisait luire son faciès anguleux. Autour de lui, certains avaient serré les poings, mais la plupart des chefs demeuraient imperturbables.
Plusieurs délégués agniers et tsonontouans prisaient peu la présence de Millet au sein du conseil et ne partageaient pas son parti pris inconditionnel. Encore moins le christianisme quâil professait avec passion et qui scindait le pays en deux clans : celui des traditionalistes majoritairement alliés aux Anglais, et celui des chrétiens ouvertement liés aux Français.
â Quand donc le comte de Frontenac vous a-t-il trompés, mes frères? continua le courageux missionnaire. Vous a-t-il jamais fait une promesse quâil nâa point tenue? Il vous a aimés et protégés à lâégal de tous ses enfants; il vous a donné des robes noires, à votre demande, pour vous enseigner la vraie religion et le vrai Dieu. Il a même accueilli plusieurs de vos jeunes pour les faire baptiser et éduquer à la française. Nâa-t-il pas toujours préservé la paix avec vous, au risque de se faire haïr de ses autres alliés, et ne vous a-t-il pas toujours fait porter tout ce quâil vous fallait jusque sur vos nattes, afin que vous nâayez pas à vous déplacer pour vous approvisionner? Il est le seul à avoir toujours respecté tout à la fois votre dignité et votre liberté!
Millet sâacharnait à protéger les intérêts français. La continuation de la guerre était pour la Nouvelle-France une terrible calamité qui entravait le développement de la colonie et la poursuite du commerce. La paix était également souhaitable pour les Iroquois, que le missionnaire voyait se décimer sous ses yeux à un rythme accéléré à cause des maladies, des guerres répétées et du peu de soutien fourni par leurs alliés anglais.
On lâécoutait dans un silence hostile. Certains chefs, minoritaires mais influents au sein du conseil, hochaient la tête, troublés. Sâils se taisaient, ils nâen pensaient pas moins. Ils nâétaient ni pour Frontenac ni pour Schuyler et commençaient à dire, en petits groupes, que cette guerre entre Français et Anglais ne les concernant pas, ils auraient intérêt à demeurer assis sur leur natte en laissant les Blancs sâentretuer. Plusieurs des sachems présents craignaient dâailleurs les Français plus que les Anglais, et Frontenac plus que tout autre.
Mais les Iroquois dépendaient encore trop étroitement du commerce avec les Anglais, qui leur fournissaient à des prix avantageux armes, munitions et marchandises, pour que de telles idées puissent sâimposer à court terme. Dâautant que leur haine à lâégard des Français était encore vive, entre autres parce que ceux-ci les dépouillaient du rôle dâintermédiaire quâils souhaitaient jouer dans la traite des fourrures. Une frustration moussée et habilement entretenue par des colonies anglaises aux abois et bien décidées à faire échec à tout prix aux velléités de paix de Frontenac.
â Et parlons donc de cette alliance qui vous lie à vos voisins du Sud, poursuivait Otasseté, en faisant référence au pacte économique et militaire unissant les Iroquois aux douze colonies anglaises. Nâêtes-vous pas hérissés de voir les Anglais se chicaner, se jalouser, plutôt que de se tenir unis avec vous? Combien de fois ont-ils trahi leur promesse de vous fournir des guerriers et des munitions pour affronter vos ennemis, alors même que vous mouriez à leur place par dizaines pour les protéger?
Il se fit un mouvement dâexaspération dans lâassistance. Millet sentit que ses arguments dérangeaient.
Lâintervention dâun Tsonontouan balaya les doutes. Lâhomme se leva dâun geste décidé en rejetant derrière lui la robe de fourrure qui le recouvrait. Il était entièrement nu, si on exceptait le petit pagne de peau de cerf noué entre ses jambes. Son corps aux muscles puissants, saillant sous la peau, était recouvert de graisse dâours. Il portait, enroulés au cou et aux bras, de beaux colliers de porcelaine quâil enleva les uns après les autres et offrit aux chefs. Le guerrier leur
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