Frontenac_T1
la chaleur.
Et Mathurine de verser les meringues en ovales réguliers sur une plaque et de les glisser ensuite sur le feu, sous lâÅil indifférent de Perrine dont la pensée était ailleurs.
La femme de chambre nâaimait pas cuisiner et nâaurait occupé cette fonction pour rien au monde. Mais comme il fallait bien sâentraider, elle remplaçait la vieille à pied levé chaque fois que ses « endormitoires » la reprenaient. Mathurine avait bon cÅur, sans compter quâelle était un peu sa parente du côté dâAntoine, son premier mari. Et puis un service nâen appelait-il pas un autre? Perrine aurait mis sa main au feu que Mathurine savait tout de ses rapports avec monsieur Louis. En tout cas, si elle ne savait pas, elle avait certainement des doutes. Un soir où Frontenac faisait le jars à table auprès dâune jolie femme, elle lui avait soufflé à lâoreille avec une moue dédaigneuse : «Savez, les hommes, faut pas sây fier, y sont changeants comme un ciel dâavril. » La remarque avait laissé Perrine songeuse. Mais si elle savait quelque chose, elle saurait tenir sa langue, car la cuisinière était une femme avisée qui connaissait son intérêt. Quand il avait été question dâembaucher un manÅuvre pour fortifier les combles, Perrine avait tout de suite suggéré à Frontenac de prendre le fils Dumouchel, lâaîné dâune famille nombreuse et le petit-fils de Mathurine. Le jeune homme avait été agréé sur-le-champ.
Mais la position de Perrine était précaire et elle déployait des trésors dâimagination pour éviter que sa liaison ne sâébruite. Si elle nâavait pas remis en question ce droit de cuissage * exercé par le maître, câest quâelle y trouvait largement son compte. Car elle était tout sauf une victime. La vie ne lâavait dâailleurs pas ménagée et lâavait forcée à sâaffermir précocement pour survivre. Et sa complicité avec Anne Lamarque avait consolidé ce que le malheur et les mauvais coups du sort avaient déjà gravé en elle. Cette voisine libre et entreprenante avec laquelle elle sâétait liée dâamitié dès son arrivée au pays lâavait profondément marquée. Anne sâétait chargée de faire son éducation en lâincitant à toujours protéger ses intérêts et à profiter sans remords des meilleurs côtés de la vie. Lâamour charnel hors des liens du mariage, que Perrine avait toujours considéré comme péché, devenait dans la bouche de son amie un droit dont il fallait savoir tirer parti autant quâun homme. Câétait après avoir bien intégré ces leçons que Perrine sâétait enfin décidée à accepter les avances de monsieur Louis.
â La voilà repartie dans ses jongleries. Donnez-moi donc la louche qui est à votre bâbord, dame Perrine, sâexclama Mathurine en lui lançant un petit clin dâÅil taquin.
La fille sâexécuta en se rappelant que câétait bien beau dâaider la cuisinière, mais que cela ne faisait pas avancer sa besogne.
â Bon ben, je mâen vais faire mon ordinaire, asteure.
Elle croisa Duchouquet qui portait Pelu dans ses bras. Le pauvre chien se mit à couiner dès quâil comprit quâon allait encore lâenfermer dans la cage tournante suspendue au-dessus de lââtre.
â Ãa va, ça va, mon Pelu. Ãa sera jamais que pour une couple dâheures, le temps de nous dorer un beau gigot. Et foi de Duchouquet, jâte garde les meilleurs os.
Le vieux serviteur caressa le pelage soyeux, puis glissa promptement lâanimal dans le cylindre, qui se mit aussitôt à tourner sous lâaction de Pelu, forcé de courir pour garder son équilibre. La cage tournante entraîna dans son mouvement la chaîne reliée au moyeu, ainsi que la broche sur laquelle était enfilée la pièce de viande.
Perrine sâen fut à grands pas vers les quartiers du maître et prit le petit escalier raide, aux moulures chantournées, qui menait à lâétage. En dépassant la fenêtre basse, elle se pencha pour voir au-dehors. Tout était blanc jusquâà lâhorizon. Mais le ciel matinal était obscurci par un
Weitere Kostenlose Bücher