Frontenac_T1
lâeffet dâêtre une galopine qui prépare un mauvais coup. Elle prêta lâoreille pour sâassurer que personne ne risquait de la surprendre et, comme aucun craquement ne révélait de présence importune, elle reprit son examen. La femme était belle et ses traits parfaits, mais à bien y regarder, Perrine trouva quâil y manquait quelque chose. Tout noble quâil était, le regard lui semblait froid, avec un brin de dureté dedans. Et trop triomphant à son goût.
â Pour sûr quâelle nâa jamais connu les misères du pauvre monde, cette princesse-là , à voir son teint de porcelaine et ses frêles mains. Et si mince quâelle nâa que la cape et lâépée.
Par contre, elle dut admettre que cette beauté-là jouissait dâune gorge opulente. Perrine promena une main appréciative sur sa propre poitrine en se disant que sous ce rapport, elle nâavait rien à envier à la dame au médaillon. Monsieur Louis lâavait assez complimentée sur ce point! Mais là sâarrêtait le rapprochement, car elle nâallait pas se donner le ridicule dâoser se comparer, elle, la domestique ne sachant ni « a » ni « b », à une aussi grande et élégante dame qui avait lâoreille du roi et lâadmiration des princes de ce monde. Perrine avait la tête trop solide pour sâengager sur un terrain pareil.
«Nâempêche, se dit-elle avec raison, que câest tout de même vers moi et non vers elle quâil se tourne, dans mes bras et non dans les siens quâil se réfugie, mon monsieur Louis, les soirs de doute et de délaissement. Et câest blotti entre mes tétins quâil se console, se rassure et finit par sâendormir comme un vieil enfant, bercé et caressé par mes soins de pauvre fille tirée du commun. »
Cette pensée la rasséréna. Elle avait un emploi que la gracieuse dame au médaillon ne pourrait pas lui contester. Et puis, elle était si loin... On racontait dâailleurs tellement de choses contradictoires sur cette Anne de la Grange-Trianon, épouse de Frontenac, que Perrine ne savait plus à quelle version donner crédit. Ne disait-on pas sous cape quâelle avait toujours trompé Frontenac, quâelle tenait salon, menait une vie dissolue avec lâargent de son mari et vivait dans un appartement prêté par son amant? Nâajoutait-on pas aussi, tout haut, que câétait grâce à elle que Frontenac avait été nommé une seconde fois gouverneur, et que les affaires de la colonie lui tenaient tellement à cÅur quâelle maintenait une correspondance assidue avec le roi et la cour? Comment, dès lors, distinguer le vrai du faux et se faire une idée juste de cette personne?
Perrine fut tout à coup frappée de la parenté entre cette histoire et celle dâAnne Lamarque. Dans les deux cas, il sâagissait dâune femme qui menait le jeu à sa façon, hors des sentiers battus, et que les jaloux déchiraient à belles dents. Perrine haussa les épaules. En jetant un dernier coup dâÅil au portrait, elle trouva plus de chaleur au beau regard violet et se sentit proche de la Trianon comme dâune sÅur de lait. Nâavaient-elles pas, toutes deux et chacune à sa manière, pressé la même tête dâhomme contre leurs beaux seins?
Un bruit la fit tressaillir. Perrine se précipita vers la crédence et glissa le médaillon sous la lampe, dans sa position initiale. Puis elle rangea rapidement les vêtements et refit le lit, comme si de rien nâétait. Après avoir bien mouché le reste des chandelles, elle ouvrit toutes grandes les tentures : le soleil avait percé sa carapace de nuages et, dehors, tout éclatait de blanc, les toits des maisons, les granges, les champs, les arbres. Elle replaça les rideaux dans leurs plis et quitta promptement la pièce.
* * *
Frontenac, Oureouaré et Colin, un interprète maîtrisant parfaitement la langue iroquoise, parlementaient à vive voix. Les trois hommes se tenaient dans la cour est du fort Saint-Louis, près des baraquements militaires. Câétait une maussade journée de fin février. Sur les remparts, dans le clair-obscur du soir couchant, se découpaient des silhouettes de soldats montant la garde,
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