Frontenac_T1
disons... privés, que dois-je faire, Votre Seigneurie?
â Nâattendez pas quâon vous y invite, immiscez-vous, repérez les chefs, même si ce nâest pas évident à première vue, car leurs capitaines ne sont pas toujours les plus flamboyants, un effet de leur égalitarisme qui mâa toujours laissé pantois... mais enfin. Fiez-vous à Colin, qui a vécu parmi eux et connaît bien leurs mÅurs. Rappelez-leur quâils ont intérêt à rester neutres dans ce conflit qui nous oppose aux colonies du Sud, quâil y va de leur liberté et de leur indépendance, de leur intérêt commercial aussi. Je peux les fournir en marchandises et répondre à leurs besoins. Rassurez-les sur ce point. Dites-leur aussi que jamais je ne les trahirai, comme lâa fait si perfidement Denonville; que ce nâest point à eux quâon en veut, malgré ce quâils nous ont fait, parce quâon les regarde comme des enfants à qui lâon a retourné lâesprit, mais aux Anglais, sacredieu! Insistez adroitement sur la puissance de la France, sur nos récentes victoires à Schenectady et à Salmon Falls, sur les ravages de nos alliés abénaquis contre les villages près de Boston. Rappelez-leur également que nous nâavons pas touché à un seul cheveu de la tête des Agniers présents à Schenectady. Ils ont été remis en liberté jusquâau dernier. Et puis, mon Dieu, sâils semblent trop butés, durcissez le ton, faites-vous menaçant, dites-leur que je sévirai, à contrecÅur mais dâune main ferme et impitoyable. Que la chance vous accompagne!
Après que lâofficier eut quitté la pièce dâun pas décidé, Louis se sentit las, tout à coup. Il se laissa choir sur un fauteuil. Son cÅur se serrait, comme à lâappréhension dâune catastrophe.
«Et si jamais... »
Il faillit rappeler dâO et lui dire de laisser tomber. Il avait si peu dâexpérience auprès des Indiens...
Mais il se ressaisit. Cédait-il à des pressentiments de bonne femme, à présent? Un gouverneur général devait faire preuve de plus de sang-froid, foutre de dieu! Cette ressemblance physique avec François-Louis, son fils disparu, expliquait peut-être son trouble?
Une colère froide lâenvahit à lâévocation de cet enfant qui aurait aujourdâhui à peu près le même âge que le beau chevalier, un sentiment extrême fait de la même rage impuissante que lorsquâil avait appris sa mort, vingt ans plus tôt. Comme si le temps nâavait pas coulé sur son chagrin, ne lâavait ni érodé ni policé.
«Un être beau, doué pour la vie et si prometteur... Mon unique progéniture. Le seul, après moi, qui eût pu porter le beau nom des Frontenac. »
Lâimbécile était allé se faire glorieusement tuer à la bataille de lâEstrunvic, en Allemagne, à la tête de son régiment. Il se battait sous les couleurs de lâévêque de Munster, allié de la France. Câétait pendant la longue, lâinterminable guerre de Hollande * . Une guerre terrible pour la France et dans laquelle Louis XIV sâétait fourvoyé et rapidement enlisé.
Il avait été touché à bout portant. à vingt et un ans et à peine sorti de lâécole militaire.
Lâinnocent avait joué les héros et était monté à la charge en poussant ses hommes et en les haranguant comme un condottiere * , sâavançant si près des lignes ennemies quâil sâétait retrouvé seul devant le feu. Le colonel avait eu deux chevaux tués sous lui avant de piquer du nez dans la boue, une balle en plein cÅur. Jeune officier, Louis en avait fait autant, sauf quâil avait eu plus de chance que son malheureux fils... Ãtait-il mort pour avoir voulu lui faire honneur, à lui, ce père si peu présent mais aimé sans mesure? Sa dernière lettre ne trahissait-elle pas à chaque ligne toute lâadmiration quâil avait pour lui?
Louis écrasa une larme importune. Ce brassage de souvenirs le touchait au cÅur et une tristesse poisseuse le submergea peu à peu. La cruauté de la vie et lâinjustice du mauvais sort infligé aux seigneurs de Frontenac le frappaient à nouveau. Tous les descendants
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