Frontenac_T1
moins de tort pour le commerce que pour la guerre, les privant de la traite avec les Anglais, beaucoup plus avantageuse quâavec nous. Telles sont les raisons quâils se donnent pour en conclure de nâavoir pas dâautre parti à prendre que de sâaccorder avec un ennemi contre lequel nous ne sommes plus en état de les défendre, ce qui explique lâenvoi de leur dernière ambassade vers les Tsonontouans et vers les autres cantons, avec lesquels ils espèrent une alliance perpétuelle.
Vous pouvez voir, monsieur le gouverneur, que nos Indiens sont beaucoup plus clairvoyants quâon ne le pense habituellement et que rien de ce qui peut servir ou nuire à leur intérêt nâéchappe à leur pénétration. Une chose est certaine, câest que si rien nâest fait rapidement pour contrecarrer les Iroquois, ils seront bientôt les seuls maîtres ici et...
«Câest sûrement ce jeux Kondiaronk, ce poisson quâon ne sait jamais à quelle sauce apprêter, qui est lââme de cette intrigue et qui manipule en sous-main les Outaouais », songea Louis, impressionné malgré lui par la clairvoyance du chef huron. Ce dernier menait de main de maître les destinées des Hurons de Michillimakinac.
Comment ne sâétait-il pas méfié? De tous les sachems alliés, Kondiaronk était de loin le plus dangereux, par la perspicacité et la terrible intelligence politique dont il faisait preuve. Le fin renard avait dû se convaincre quâune paix entre les Français et les Iroquois laisserait ces derniers libres de retourner leurs forces contre les Hurons, et avait décidé de prendre Frontenac de vitesse en concluant une entente séparée avec leur ennemi. Il laisserait ainsi les Français porter seuls le fardeau dâune guerre iroquoise.
La situation était embarrassante et Louis avait intérêt à agir prestement, puisque la perte de lâalliance avec les Indiens de lâOuest signerait la disparition du Canada.
Il courut vers la pièce adjacente.
â Monseignat, convoquez mon état-major dâurgence. Mandez-moi Louvigny et aussi le sieur Nicolas Perrot. Faites vite, le temps nous presse! Je vais donner à voir à ceux qui me croient tombé en sénilité de quel bois se chauffe encore le vieil Onontio, fit-il tout haut en se frottant les mains, ayant déjà en tête les grandes lignes dâun projet de riposte quâil se promettait de mettre en branle le jour même.
* * *
Autour de la table présidée par Frontenac se trouvaient les membres habituels de son état-major, ainsi que le sieur La Porte de Louvigny, lâintendant Champigny, et enfin, assis en bout de table dans un silence insondable, Nicolas Perrot lui-même.
Perrot était un quadragénaire court et trapu, aux traits burinés, et dont le regard gris acier plongeait longuement dans celui de son vis-à -vis, comme pour y traquer les pensées secrètes et les désirs inavouables. Sa courte barbe bigarrée de poils noirs et roux recouvrait une mâchoire forte et des joues cuivrées, surmontées dâun front haut et saillant. Son assurance et son calme souverains, traits de personnalité moitié innés moitié acquis au contact des sauvages, en imposaient. Répugnant à gaspiller sa salive en palabres, il demeurait silencieux, attentif aux débats soulevés autour de lui. Il était pourtant un orateur dâune redoutable efficacité et sa parole était respectée par les Français comme par les Indiens, quâil connaissait mieux que quiconque en Canada pour avoir sillonné sans relâche depuis vingt-cinq ans les immenses espaces de lâOuest et roulé sa bosse jusquâaux confins du Mississippi.
Lâannée précédente, Perrot avait pris possession au nom du roi de France de la baie des Puants, du lac des Outagamis, du Mississippi et du pays des Sioux. Sa seule présence et sa connaissance approfondie des langues et des coutumes indiennes avaient suffi en maintes occasions à calmer les frustrations qui montaient à intervalles réguliers chez les alliés de lâOuest. Une insatisfaction créée par le grand fossé qui existait entre Albany et Montréal sur les prix des marchandises et des fourrures. Comme la France imposait à la colonie une taxe de vingt-cinq pour cent sur tous les
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