Frontenac_T1
cinquante milliers pour sa part. Elles sont grosses et grandes, dâun fort bon goût et de beaucoup meilleures quâici.
Quelques dames pincèrent les lèvres, lâair dégoûté. « Les anguilles, vraiment! » Louis avait oublié quâelles ne faisaient pas partie de leur ordinaire et étaient réservées aux domestiques et aux petites gens. Aussi se hâta-t-il de poursuivre :
â Mais on trouve aussi force homards, huîtres, palourdes, moules et coques dâun goût exquis! Quant aux forêts, elles regorgent de poules dâeau, de coqs dâInde bien gras, de chevreuils, de caribous et dâorignaux hauts comme des chevaux. Les pigeons sauvages, quâon appelle « tourtes » en Nouvelle-France, viennent par bancs si nombreux et forment des vols si denses quâils obstruent le ciel et masquent le soleil pendant des heures sur leur passage. Et jâai croisé maintes fois des troupeaux entiers de wapitis nageant dâîle en île, sur le parcours entre Montréal et le lac Ontario. Tenez, leur confia-t-il, embrassant du regard toute la tablée, si la chose vous intéresse, je vais vous narrer un petit voyage que je fis en canot il y a quelques années, et qui pourra vous édifier sur la beauté de ces parages.
Louis avait baissé la voix. On prêtait lâoreille en étirant le cou pour ne rien perdre de ses paroles.
â Nous voguions du lac Saint-Pierre vers Montréal par la grande rivière Saint-Laurent, et nous traversions des îles et des archipels si agréables à la vue et si propices à lâhabitation des hommes quâil semblait que la nature avait ramassé à dessein une partie des beautés de la terre pour les étaler devant nous. Les rivages, partie prairies partie bocages, paraissaient de loin comme autant de jardins de plaisance, car ils nâavaient de sauvage que les élans et les cerfs quâon y voyait en grand nombre. Câest alors que nous surprîmes un orignal qui passait à la nage : il était bien plus grand que les plus gros mulets dâAuvergne et avait des forces et une agilité incroyables, et sur la terre et dans les eaux, où il nageait comme un poisson. Plus loin, nous découvrîmes les îles de Richelieu où les habitants en manque de venaison et de gibier nâavaient quâà se transporter, et où il nây fallait point dâautre monnaie que le plomb et la poudre. Ces îles sont au nombre de cent cinquante : certaines, en prairies, littéralement couvertes de pruniers dont le fruit rouge a fort bon goût; dâautres, chargées de vignes sauvages grimpant sur les arbres et dont le fruit est très savoureux. On y trouvait aussi quantité de fruits sauvages comme fraises, framboises, merises, myrtilles, quâon nomme « bleuets », ainsi que beaucoup dâautres, inconnus en Europe, comme ces espèces de petites pommes, et des poires aussi, qui ne mûrissent quâà la gelée. Bref, un endroit qui surpassait en beauté tout ce quâon peut trouver ici!
Louis fit une pause, conscient dâavoir un peu forcé le trait, et vida sa coupe. Un silence ému, quasi religieux et que nul nâosa troubler, sâinstalla. Le tableau quâil leur dressait de cet éden du bout du monde frappait les imaginations. Les femmes se pâmaient et les hommes soupiraient dâenvie à cette évocation. Fort encouragé par les mimiques attentives de ses interlocuteurs, il continua, en prenant un air plus sérieux :
â Mais cette majestueuse rivière Saint-Laurent est dâabord et avant tout un chemin dâaccès privilégié menant à ces vastes terres inconnues déployées en amont de Montréal. Un arrière-pays impossible à atteindre sans contourner lâimmense verrou naturel que constituent les rapides de Lachine, ainsi nommés parce quâils bloquent à leur façon la route de lâOrient. Cette barrière liquide infranchissable, longue de plusieurs lieues et dont les vagues peuvent être aussi hautes quâen pleine mer, est à lâorigine de la fondation de Montréal. Câest une merveille naturelle unique et Jacques Cartier lui-même, qui sâest heurté le premier à cette prodigieuse clôture dâeau, lâa baptisée « le grand sault
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