Frontenac_T1
quoi bon? Nâétaient-ils pas des centaines, comme lui, à retrancher sur le logement, la table, la chandelle et le bois de chauffage pour sâentasser à Versailles, des caves aux combles, à seule fin de jouir du plus grand honneur quâon puisse espérer sur cette terre, vivre auprès du roi?
Louis émit un gloussement de satisfaction. Il se démarquait de ses coreligionnaires en ce quâil nâavait jamais accepté le jeu que par pragmatisme et dans lâespoir de retrouver une fonction qui pût mieux convenir à sa dignité. Il était trop conscient de sa valeur et de sa haute naissance pour vouer au roi une véritable adoration. Il laissait les ploiements dâéchine et les reptations aux La Rochefoucauld, Chevreuse et Villeroy de tout acabit.
Lassé de la pompe, des jeux et des artifices, trop vieux et trop estropié pour se lancer encore une fois sur les champs de bataille dâEurope au moment où la guerre était imminente, mais débordant encore de cette sève du conquérant qui avait marqué toute sa vie, Louis nâeut aucune difficulté à se persuader quâil était lâhomme dont le Canada avait besoin. Et il brûlait de servir encore. Son sort aurait été plus facile sâil avait été nommé en Bretagne ou en Flandre, mais quelle gloire serait la sienne sâil parvenait à relever le défi. Réchapper un pays cerné de toutes parts par ses ennemis et considéré comme perdu, voilà qui était de nature à mobiliser un Frontenac, avec à la clé une marge de manÅuvre que ne possédait aucun gouverneur de province!
Louis sâétira paresseusement, puis se prit à masser son bras droit dans lâespoir dâapprivoiser sa douleur. La nuit surtout et par temps humide, le membre à demi paralysé le faisait abominablement souffrir. La fatigue commençait néanmoins à le gagner. Il se tourna machinalement sur le côté, les jambes remontées vers le torse, puis se laissa bientôt couler tout rond dans un univers trouble et agité, traversé de rêves de puissance et dâutopies conquérantes.
* * *
â Pour ce qui est de votre projet, monsieur de Callières, Sa Majesté sâest enfin résolue, pour terminer une guerre si dommageable à la colonie, dâattaquer la Nouvelle-York. Nous avons donc ordonné au sieur Bégon de préparer des munitions en conséquence, dâarmer deux navires à Rochefort et de les placer sous le commandement du sieur de la Cassinière, qui prendra cependant tous ses ordres de messire de Frontenac, précisa Seignelay en se redressant sur son siège.
Le ministre de la Marine promena sur ses interlocuteurs des yeux las, aux paupières tombantes. Rassuré par un silence quâil interpréta comme un acquiescement, il se plongea dans la lecture du mémoire quâil tenait en main, en prononçant chaque mot avec une lenteur calculée et obséquieuse, comme sâil sâagissait dâun texte sacré.
Louis décroisa une jambe et fit repasser lâautre en sens inverse. Lâimpatience le gagnait et un mal de tête lui vrillait les tempes. Il payait chèrement les abus de la veille...
Hector de Callières, gouverneur de Montréal, écoutait à ses côtés sans sourciller. Il avait fait expressément le voyage depuis le Canada pour présenter au roi la version définitive de ce projet de prise de la Nouvelle-York, auquel il tenait farouchement. Or, il semblait que le roi nâétait pas prêt à faire les concessions qui auraient pu rendre lâentreprise réalisable.
Si Callières était déçu, il nâen laissa pourtant rien paraître. Seul le long regard de connivence quâil jeta à Frontenac pouvait prêter à interprétation. Ce dernier occupait à sa droite un lourd fauteuil de chêne au dossier orné de scènes de chasse â le mobilier dâargent de Versailles avait été vendu pour renflouer les coffres de lâÃtat â et semblait bouillir intérieurement. Son visage demeurait fermé et impénétrable, mais sa gestuelle le trahissait. Il changeait de position sans arrêt, signe chez lui dâune grande contrariété.
Comme les tractations engagées par Louis XIV pour lâachat de lâÃtat de la Nouvelle-York avaient
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