Frontenac_T1
Saint-Louis ».
Voyant que son auditoire en redemandait, Louis se lança dans une vibrante tirade sur lâavenir de ce pays de cocagne quâil voyait se profiler à lâhorizon.
â Songez donc que ce Nouveau Monde, dâune dimension hors de proportion avec les empires européens, à part celui des tsars auquel il pourrait se comparer, est dâune richesse inouïe, dâune diversité extraordinaire, dâune importance stratégique et militaire sans précédent. Si notre grand roi y consent, je planterai son étendard et porterai ses armoiries sur toute lâétendue de ce continent, jâétendrai son influence au-delà des Grands Lacs et jusquâà la mer des Espagnols, par le fabuleux Mississippi et jusquâaux confins mêmes du pays, vers ces mythiques contrées de lâOuest menant à la mer Vermeille * . Nous rallierons et convertirons toutes les peuplades vivant sur ces terres, nous maîtriserons les grandes voies dâaccès et, ce faisant, nous freinerons la progression des colonies anglaises * du littoral atlantique. Et cela, par une ambitieuse politique de découvertes et dâexpansion territoriale. Cette colonie deviendra un gigantesque empire tout entier dédié à la gloire et à la puissance de notre roi et de notre pays. Voilà le destin que je pressens pour elle, et je puis vous assurer que les douze nations anglaises qui bordent la mer trembleront dans leur fondation quand elles sauront ce que nous leur réservons!
On écoutait toujours, de plus en plus charmé par la verve du vieux courtisan.
â Alors, ne croyez-vous pas, madame, reprit Louis de Buade dâun ton plus étale en sâadressant à la jolie femme qui lâavait interpellé plus tôt, quâavec un pareil dessein je sois moins à risque de mâennuyer que de manquer de temps?
â Ces projets que vous prévoyez pour les colonies anglaises, monsieur de Frontenac, lui rétorqua aussitôt Bellefonds, piqué par la curiosité, est-il indiscret de vous demander en quoi ils consistent?
Louis eut un mouvement de repli et se tassa sur sa chaise. Il sâétait laissé griser malgré lui par le vin rouge, les regards admiratifs des femmes et lâattention inconditionnelle dont il faisait tout à coup lâobjet. Il craignit de sâêtre ridiculisé par la passion et lâemportement quâil avait mis dans son propos, et surtout, dâavoir trop parlé. Car il était périlleux, dans ce climat particulier de jalousie et de farouche compétition qui régnait à Versailles, dâouvrir trop ostensiblement son jeu ou de révéler ses rêves, de peur que quelque ennemi sâacharne à vous en priver.
â Malheureusement oui, monseigneur, secret militaire, se borna-t-il à répondre. Mais... je puis vous assurer que vous serez le premier à en entendre parler, si la chance se met de la partie.
Louis était le débiteur de son hôte. Bellefonds lâavait aidé de bien des façons par le passé et avait usé de son influence auprès du roi pour le convaincre de geler ses dettes et de lui verser une pension annuelle de trois mille livres.
On leva le verre au succès de ces « mythiques régions lointaines aussi furieusement tentatrices que le chant des sirènes appelant Ulysse », selon lâexpression employée par une des convives, et la conversation vira au badinage, plaisir suprême de la communication mondaine.
Quand, au petit matin, Louis regagna la chambrette quâil partageait avec deux gentilshommes, il dut déployer des prodiges dâhabileté pour atteindre son lit. Il avait bu plus que de coutume et pouvait à peine tenir debout. Il sây laissa choir lourdement, non sans bousculer au passage son voisin de gauche qui se retourna contre le mur en maugréant.
Le sommeil fut long à venir. Les événements de la journée se bousculaient en désordre dans sa tête. Il suivait du regard le mince filet de lumière dispensé par lâunique fenêtre mettant crûment en évidence la tapisserie déchirée, piquée de moisissures. Ce logis rudimentaire était tout ce que ses moyens lui permettaient. On y gelait à longueur dâannée et une forte odeur dâhumidité montait de ses cloisons. Mais il ne sâen était jamais formalisé. Ã
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