Frontenac_T1
les autres aux levers et couchers du soleil fait roi, sâétait posté aux bons endroits lors de ses départs et retours de chasse, à ses dîners et lors de ses entrées à Notre-Dame, dans des habits ruisselants de pierreries et tissés de fils dâor. Il sâétait même trouvé souvent assez près du monarque lorsquâil siégeait sur sa chaise percée, tout en dictant ses ordres à quelque ministre. Car Louis XIV nâaimait rien mieux que de savoir sa cour préoccupée uniquement de suivre dâheure en heure le moindre de ses agissements.
Mais Frontenac ne pouvait que déplorer la consternante politique dâabaissement de la noblesse que poursuivait le roi au profit dâune nouvelle élite de bourgeois, cumulant les titres et les biens matériels. Les vrais gentilshommes comme lui se voyaient de plus en plus écartés de lâadministration de lâÃtat et réduits, pour survivre, à quémander sans arrêt de nouvelles gratifications. Il nâavait dâailleurs que du mépris pour cette noblesse de cour aux griffes limées, jadis puissante aristocratie guerrière, et qui se complaisait désormais à danser autour du roi un pitoyable ballet de soumission. Ce quâil refusait de faire avec la dernière énergie, bien quâil se comportât en apparence comme le plus accompli des courtisans. Son tempérament indépendant, moins docile et malléable que les ministres et le roi ne lâeussent souhaité, expliquait dâailleurs en partie sa mauvaise fortune des dernières années et son rappel précipité du Canada. Mais il avait su attendre son heure dans les coulisses, tout en multipliant les démarches et les relations utiles. Vraisemblablement, et par la plus bienheureuse des providences, cette heure avait maintenant sonné.
* * *
Frontenac prit le siège quâon venait de lui offrir. Plutôt que de le placer devant la petite desserte du fond, comme à lâaccoutumée, son hôtesse lui avait réservé la place dâhonneur en bout de table. La magnifique salle à manger des Bellefonds, aux murs tendus de soie pourpre et recouverts de toiles de maîtres, brillait de toutes ses bougies. Les portes avaient été ouvertes à deux battants et les invités se pressaient autour du héros du jour, dont on célébrait la soudaine rentrée en grâce. Louis sâanima. Il ne voulait pas bouder son plaisir, dâautant que ses hôtes sâétaient mis en frais pour lui ménager des agapes dignes dâun grand seigneur. Le vin aidant, il se mit à réciter des poèmes, à improviser des sonnets et des madrigaux * à la gloire du monarque, en hommage à la générosité de son hôtesse, à la beauté et au charme des dames qui lâentouraient. Les vieilles courtisanes fardées à lâexcès comme les jouvencelles à la gorge palpitante, toutes étaient conquises et sâextasiaient de son habileté à tourner le compliment. Il en remit si bien quâune jolie comtesse lui opposa, de sa voix flûtée :
â Mais enfin, monsieur de Frontenac, comment un homme tel que vous peut-il consentir à sâexpatrier en Canada, dans ce pays du bout du monde, habité de rustres et de gens de peu, quand vous avez ici la fine fleur de la civilisation? Vous risquez de vous y ennuyer à mourir!
â Chère madame, lui rétorqua aussitôt Louis en roulant de grands yeux étonnés, câest que vous ne connaissez pas les splendeurs que recèle ce paradis! Savez-vous que le soleil ne se couche jamais sur toute lâétendue de ces terres quâil faut des mois à parcourir dâune rive à lâautre? Quâelles forment un continent et mènent à la mer de Chine? Ce pays est couvert dâun réseau de rivières et de lacs aux eaux si limpides quâon y voit foisonner et bondir des milliers de poissons gros comme le bras. Les saumons, esturgeons, truites et brochets se pêchent par centaines entre Montréal et Tadoussac, et on voit également nager des quantités admirables de marsouins blancs. à Trois-Rivières, tenez, les Jésuites parlent dâun sauvage qui rapporte régulièrement de douze à quinze esturgeons de la hauteur dâun homme. Et lâanguille, madame! Il y a tel individu qui en a pris plus de
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