Frontenac_T1
dâoie.
Le petit trait dâesprit suscita quelques rires plaisantins et fut suivi de pointes tout aussi acérées, décochées avec une joie maligne.
â En tout cas, ses amis lâont bien dépêtré de sa femme, renchérit monsieur de Léry, un vieil aristocrate mal placé en cour et jouissant de peu dâappuis. Une rancÅur jalouse lui déformait le visage.
Faisant mine de nâavoir rien entendu, Louis de Buade se racla la gorge tout en se dirigeant vers les jardins. Il avait lâélégance dâêtre discret devant moins chanceux que lui. Mais comme il sâéloignait, une raillerie lancée dâune voix sifflante le figea sur place.
â Qui se soucie encore de cette poignée de trafiquants et de sauvages qui gémissent sans cesse sur leur sort et nous coûtent dix fois ce quâils rapportent?
Quelques regards dâapprobation et des signes de tête entendus ponctuèrent ces propos. Puis une autre boutade lancée avec arrogance par un jeune officier fit sortir le comte de ses gonds.
â Ces Canadiens ne sont que des tire-au-flanc et des incapables qui nâont jamais réussi à écraser une poignée de sauvages armés dâarcs et de flèches en dépit des nombreux bataillons expédiés à grands frais en Nouvelle-France pour leur porter secours!
Cette fois, la saillie était trop injuste et appelait une riposte musclée.
Louis de Buade fit volte-face et fonça au pas de charge sur le provocateur qui recula, désarçonné par lâair furibond du vieux gentilhomme.
â Comment? éructa-t-il en sâapprochant si près du visage du jeune militaire quâil le fit loucher. Ce blanc-bec à dentelles à peine sorti de ses langes, ce petit soldat dâacadémie, empanaché et tout juste bon à la parade, prétend nous venir faire la leçon? Sachez bien, petit sire, quâil nâexiste pas de combattant plus aguerri et courageux que le Canadien! Et que cette poignée de sauvages armés dâarcs et de flèches dont vous parlez sont de féroces guerriers à lâintelligence stratégique terrifiante, qui se battent à un contre cinq, nous glissent entre les mains comme des anguilles et sont absolument impitoyables. Quant aux prétendus bataillons expédiés à grands frais que nous aurions reçus, ils nâont jamais été que de petits contingents inaptes à faire la guerre à la canadienne et tout juste bons à se terrer peureusement derrière des palissades!
Le vieux comte avait ponctué son discours dâun index accusateur quâil pointait de manière indignée devant les yeux intimidés du jeune homme. Puis il pivota sur lui-même avec une étonnante agilité pour son âge et chercha des yeux le factieux qui avait lancé lâaccusation précédente. Ne le trouvant pas, il sâadressa à la ronde dâun ton olympien :
â Et pour répondre à cet autre pisse-vinaigre qui sâétonne que le roi sâoccupe encore dâun pays qui coûte dix fois son rapport, je dirai ceci : le Canada sera un jour un immense empire qui sâétendra du golfe du Mexique à la baie dâHudson, et la puissance qui en aura le contrôle en tirera gloire et richesses. Fasse le ciel que cette puissance soit encore la France!
* * *
« Il ne faudra pas tarder à remercier Seignelay, lâun des principaux artisans de mon renvoi au pays », se dit Frontenac, tout en jouant habilement de la canne pour se frayer un chemin à travers lâencombrant dédale de crinolines et dâhabits de velours qui le cerclait. Il pensa à ce mot de « pays » quâil venait dâutiliser et se prit dâattendrissement. Câétait bien la première fois quâil qualifiait ainsi le Canada. Mais à tout prendre, la Nouvelle-France nâétait-elle pas sa seconde patrie?
Sept années durant, à Saint-Germain, Chambord, Marly, Versailles, Louis de Buade sâétait plié aux dures exigences du métier de courtisan. Il avait été de plusieurs parties fines, réjouissances et spectacles destinés à divertir la cour et auxquels le roi se gardait de plus en plus de paraître, sous prétexte de travailler avec ses ministres dans lâappartement de madame de Maintenon. Il sâétait pressé comme
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