Funestes présages
résultat de paroles trop vives, de vin et de sang échauffé. Le lendemain matin, Daubigny quitta Harcourt Manor en se faisant passer pour son ami. Vêtu de ses habits, emmitouflé et encapuchonné, il se dirigea vers les ports de l’Est, avant de revenir en catimini.
Lady Margaret ferma les yeux et prit une profonde inspiration.
— Sir Stephen vous accompagna à l’étranger lors de votre quête de Sir Reginald. Il aurait aussi bien pu aller quérir la lune. Il vous a laissée aux Pays-Bas et a regagné l’Angleterre. Mais c’était maintenant un homme tout à fait différent. Bourrelé de remords, Daubigny est entré à l’abbaye de St Martin et est devenu aux yeux de tous un moine modèle. Pourtant le meurtre hideux de son ami le hantait. Il lui suffisait de faire quelques pas au-delà du portail au cernel pour voir ce menaçant tertre funéraire qui lui rappelait son grand péché. Pour l’abbé Stephen, Bloody Meadow était le symbole de sa vie, une roue dont le moyeu était le tumulus renfermant le corps de son compagnon assassiné. Il la dessinait souvent, sans doute sans en avoir conscience, car cette prairie en forme de roue ne quittait jamais bien longtemps son esprit.
— Et la mosaïque ? intervint Ranulf de son coussiège.
— Eh bien, quand l’abbé Stephen l’a découverte il a dû y voir un signe de Dieu. La similitude entre un symbole antique et une image qui hantait son être, son âme, son coeur, son esprit, ses moindres moments de veille, l’a fasciné. Il vous avait trahie non seulement en ôtant la vie à votre mari, mais aussi, bien sûr, par cette histoire débitée à qui voulait l’entendre de votre abandon à l’étranger et de son retour en Angleterre. Rien d’étonnant à ce qu’il y ait de l’inimitié entre vous, un mur de silence – qui s’expliquait par le passé.
Corbett s’interrompit.
— Bien entendu, Madame, mon conte est incomplet, n’est-ce pas ? Vous étiez présente quand votre mari a été tué. Vous, et je pense Salyiem le bailli, le loyal écuyer, y avez pris part. Il ne peut en être autrement. Vous m’avez dit vous-même que Sir Reginald était parti ce matin-là. Vous avez déclaré l’avoir vu la veille, et Salyiem, lui, a affirmé avoir aidé Sir Reginald à quitter le manoir et l’avoir regardé partir.
Lady Margaret ouvrit les yeux.
Sur le coussiège, le Gardien des portes avait bondi, comme pour protester. Lady Margaret lui fit signe de se rasseoir. Immobile, elle méditait.
— Par Dieu, Messire le clerc, vous êtes fort habile ! Je ne le nierai point : vous avez dit vrai. J’ai aimé Stephen Daubigny à la minute même où je l’ai rencontré. J’ai commis deux grands péchés. J’aurais dû suivre mon coeur et l’épouser, mais je ne l’ai pas fait : j’ai épousé Sir Reginald. Harcourt était, comme vous l’avez fait remarquer, bel homme, mais les femmes ne l’intéressaient pas. Il était impuissant.
Elle soupira.
— Nos rapports conjugaux ne ressemblaient en rien à ce que les trouvères racontent de l’amour. J’ai fait ce que j’ai pu.
Ses yeux se remplirent de larmes.
— Je voulais désespérément rester loyale envers Sir Reginald et, pour être honnête, Stephen aussi. Mais nous aurions aussi bien pu essayer d’empêcher le soleil de se lever. Nous avons concocté l’histoire selon laquelle nous nous détestions et ne pouvions supporter de nous trouver en compagnie l’un de l’autre. Et Stephen, pour la rendre crédible, a laissé entendre qu’il était amoureux d’une jeune femme de la noblesse nommée Héloïse Argenteuil. À l’époque ce n’était pour nous qu’une ruse destinée à détourner l’attention des autres. Sir Reginald n’a eu aucun soupçon jusqu’à la fin de cette belle journée d’été ensoleillée.
— Lui avez-vous tout avoué ?
— Non, Sir Hugh, il a découvert que j’étais grosse. Stephen a demandé à nous rencontrer tous les deux à l’ombre des chênes de Bloody Meadow. Sir Reginald s’était couvert de gloire au tournoi, mais avait bu plus qu’il n’aurait dû. Nous nous sommes retrouvés près de Falcon Brook. Salyiem, ici présent, était l’écuyer de Stephen et tenait les chevaux. Daubigny s’est agenouillé, comme un pénitent devant son confesseur. Il a dit la vérité à Reginald. Je n’oublierai jamais le visage de mon mari. Il était comme un homme foudroyé, blême, incapable de proférer un mot. Puis ça s’est déclenché,
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