Funestes présages
énigmatique. Il ne laissait libre cours à ses sentiments que quand il se trouvait avec Maeve, sa belle épouse. Ranulf sourit sous cape : Lady Maeve, avec ses perçants yeux bleus, l’intimidait toujours. Il avait l’impression qu’elle pouvait plonger tout droit dans son âme et y lire ses pensées et ses désirs secrets. Oh, oui, les seules passions de Corbett étaient Lady Maeve, ses enfants et la loi ! Toujours la loi ! Le magistrat lui avait narré qu’un jour il avait vu l’oeuvre de ruffians, au pays de Galles : tout un hameau détruit ; des femmes éventrées ; des hommes pendus aux arbres ; des enfants mis en pièces. Il n’avait jamais oublié ce spectacle et en avait retenu l’amère leçon.
— Si nous supprimons la loi, avait déclaré Corbett, c’est ce que nous devenons, Ranulf : des bêtes qui s’entre-déchirent dans les ténèbres.
Le magistrat aimait le roi, mais une profonde lucidité et une grande prudence nuançaient cet amour. C’est ce qui faisait la différence entre eux, car, aux yeux de Ranulf, ce que voulait le souverain avait force de loi. L’écuyer se remémora Taverner et la description qu’avait faite le coquin de son enfance. Ranulf-atte-Newgate était bien décidé : plus jamais ça ! Corbett était son ami et son compagnon, mais aussi son maître et son mentor. Il observait le magistrat comme un chien de chasse sa proie. Il le regarda, assis, coudes sur la table, mains croisées sur le menton. C’était une de ses ruses favorites que de rester silencieux et de laisser la nervosité s’emparer des coupables.
— Les criminels finissent toujours par parler, avait une fois remarqué Corbett. Ils commencent par garder le secret, mais, au bout d’un moment, leur pouvoir leur monte à la tête. Et quand ils parlent, ils commettent des erreurs.
Ranulf aimait aussi voir les puissants de ce monde, les riches et les soi-disant vertueux, se tortiller sous le regard de son maître.
— Êtes-vous en train de prier, Sir Hugh ?
— En effet, frère Aelfric.
Une cloche se mit à sonner.
— C’est l’heure de la messe, déclara frère Dunstan en prenant appui sur la table comme pour se lever.
— Restez assis, ordonna Corbett. J’ai lu la règle de saint Benoît. En périodes de crise et de danger, le service du jour peut être suspendu. Voici l’office divin auquel nous devons nous intéresser : les matines du meurtre, la prime du mal, les vêpres de la mort, la none de la justice et les complies de la loi. Je ne crois pas que Dieu veuille entendre vos prières. Ce qu’il veut, c’est que justice soit faite. Messire le prieur, je vous suggère de tenir une réunion du chapitre et d’expliquer à votre communauté que, jusqu’à ce que ces affaires soient réglées, chacun doit se montrer prudent et veiller à sa propre sécurité.
— Nous sommes tous dans les mains de Dieu, énonça Cuthbert.
— C’est vrai pour certains d’entre nous, mais pour les autres ? rétorqua Corbett qui s’agita dans sa chaire.
— Quels autres ? interrogea le prieur.
— Il y a un assassin dans ces murs, répliqua le magistrat. Il faudra un certain temps pour que Dieu s’en saisisse et le marque comme il l’a fait de Caïn.
— Et frère Hamo ?
Le clerc repoussa son siège, se leva et s’appuya sur la table.
— Vous avouerai-je quelque chose ? Votre frère a été empoisonné. Je ne suis point physicien, aussi ne puis-je vous dire par quelle substance. Aelfric, vous devez avoir moult jarres, fioles, boîtes de poudre, dans votre infirmerie. Dans les champs croissent des plantes qui, moulues et séchées, tueraient un homme en un clin d’oeil. Ce qui me terrifie dans la mort de Hamo, c’est qu’elle n’était pas préméditée.
— Quoi ? s’exclama Aelfric.
— L’assassin joue avec nous, continua Corbett. Regardez la mort énigmatique de l’abbé Stephen, Gildas marqué au fer rouge dont le corps a été déposé sur le tumulus, le chat, la gorge tranchée, cloué au jubé, Taverner occis par une flèche. Je crois que le tueur aurait pu tous vous supprimer ce matin. D’une façon ou d’une autre, il a glissé le poison dans le gobelet. Peu lui importait qui buvait, pourvu que l’un d’entre vous boive.
Frère Dunstan poussa un long gémissement et se cacha le visage dans les mains.
Corbett fit un geste.
— C’est comme au jeu de hasard, le joueur jette les dés qui tombent où ils veulent. Notre assassin a agi de
Weitere Kostenlose Bücher