Funestes présages
légende d’Arthur et de ses chevaliers. Eh bien, Reginald appréciait fort ces contes. Il collectionnait ces histoires et ne renvoyait jamais un trouvère ou un ménestrel. Stephen le nourrissait de ces chimères comme un homme nourrirait son chien. Je m’en suis émue. Sir Reginald rêvait de se croiser, puis, les Turcs remportant moult succès outre-mer, il envisagea de partir vers l’Orient pour rejoindre les chevaliers teutoniques dans leur guerre contre les païens sur la frontière est. J’étais atterrée. Je l’ai supplié de s’en abstenir. C’était le seul sujet à propos duquel nous nous querellions, avec âpreté parfois.
Lady Margaret sirota une gorgée de posset.
— Stephen est arrivé un beau jour de la Saint-Jean. Lui et mon époux se sont comportés comme deux écoliers malicieux. De concert, ils ont entrepris de préparer leur croisade. D’abord ils organisèrent un tournoi, une joute, ici, à Harcourt Manor, dans l’une de nos grandes prairies. Des chevaliers de tout le comté furent conviés. Les réjouissances et les festivités durèrent des jours entiers. Reginald était un redoutable jouteur, un maître ès tournois. Il était surexcité et ne cessait de parler de sa croisade. Le vin bu en compagnie de Sir Stephen n’arrangeait point la situation. Le dernier jour, mon mari m’a dit qu’il était décidé à partir. Nous nous sommes disputés tard ce soir-là. Il a dormi dans une autre chambre. Le lendemain matin il avait disparu.
Lady Margaret serra sa coupe et regarda le feu en se balançant.
— Comment est-il parti, Madame ?
— Il a pris un destrier, un poney de bât, de l’argent, des provisions et des habits. Quelques métayers l’ont vu, mais il voyageait souvent...
— L’ont-ils vraiment vu ? l’interrompit Corbett.
— Eh bien, il semblait pressé et ne s’est même pas arrêté pour les saluer, mais ils ont reconnu son cheval et sa livrée. Personne ne pouvait se tromper là-dessus.
— Il n’a emmené ni palefrenier ni serviteur ?
— Personne. J’ai d’abord pensé qu’il était courroucé, qu’il cédait à une idée folle et serait bientôt de retour. Une semaine est passée et j’ai commencé à avoir peur. Sir Stephen était toujours céans. Il a fait de soigneuses recherches. Le tavernier de La Lanterne dans les bois avait aperçu mon mari et on l’avait entrevu à Hunstanton où il s’était embarqué pour Dordrecht. Il avait payé en bon argent, car il emmenait son cheval et le poney de bât.
— Et Daubigny ?
— Je me suis retournée contre lui. Je l’ai injurié et menacé. Je lui ai dit que tout était sa faute et que le moins qu’il pouvait faire c’était de m’aider. J’ai confié le domaine aux intendants et Sir Stephen et moi avons suivi la route qu’avait empruntée mon époux. Nous nous sommes rendus à Hunstanton et avons subi la plus pénible des traversées pour atteindre Dordrecht. Nous avons d’abord eu de bonnes nouvelles. Sir Stephen est allé voir les bourgeois et le maire. Il a ramené un colporteur qui a juré sans hésiter avoir aperçu Sir Reginald. Mon mari lui aurait déclaré qu’il était bien décidé à rejoindre la frontière orientale. Nous avons suivi la piste, sans rien trouver. Sir Stephen a prétendu qu’il ne comprenait rien à tout ça. Au bout de trois mois, il m’a laissée à la frontière, devant Cologne.
— Pourquoi là-bas ?
— Jusque-là notre voyage avait été assez facile. Daubigny a soutenu alors que lorsque nous serions entrés dans les terres sauvages et les forêts profondes de la Germanie orientale, notre tâche serait impossible. Il a dit que nous devrions rester à Cologne et attendre. J’ai refusé. Nous nous sommes querellés et il est parti. Je l’ai traité de couard, d’homme de peu, de lâche mais...
— Mais quoi ? la pressa le magistrat.
— Il avait fait ce qu’il pouvait. Il s’était montré un loyal compagnon et, à la réflexion, des années plus tard, je me suis rendu compte qu’il avait raison. J’ai loué quelques serviteurs et continué mes recherches. J’ai été absente une année entière puis je suis revenue. Stephen Daubigny avait changé. Ce n’était plus le chevalier errant, le combattant redoutable ; il avait abandonné épée et bouclier, prononcé ses voeux de moine et était entré à St Martin.
— Et vous ne vous êtes plus jamais rencontrés ?
— Je lui ai écrit une seule lettre. Je lui ai rappelé
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