Funestes présages
davantage que le badinage amoureux. Cela faisait partie de la vie d’un chevalier errant, d’un troubadour. Daubigny savait tout sur les cours d’amour, les chansons et les poèmes de Provence. De plus, il est tombé amoureux pour de bon.
— Oui, je le crois volontiers, l’interrompit Corbett. J’ai trouvé un livre dans la bibliothèque de l’abbaye qui comportait, à la fin, un poème d’amour de la main de l’abbé Stephen.
— Un poème, Sir Hugh ? Vous en souvenez-vous ?
Le magistrat ferma les yeux.
— Je ne l’ai que parcouru. C’était quelque chose comme : « Dans ma jeunesse j’avais coutume d’étreindre et embrasser ma mie. Maintenant que je vis reclus, las ! je sens que mon coeur se brise... »
Lady Margaret se pencha en avant. En dépit de ses efforts, elle ne put empêcher sa lèvre inférieure de trembler et les larmes de lui monter aux yeux.
— Il y a si longtemps, murmura-t-elle, Reginald m’écrivait des poèmes d’amour.
Elle s’interrompit et se reprit.
— Des couplets, des quatrains, des stances et des odes.
— Et le grand amour de Daubigny ?
— Je sais peu de chose sur cette femme, Sir Hugh. Reginald m’avait confié quelques détails juste avant de disparaître. C’était une jeune femme de famille noble. Je crois qu’elle s’appelait Héloïse Argenteuil. Stephen s’en était fort épris, mais elle n’avait point répondu à son amour et elle ne voulait pas en entendre parler.
Lady Margaret fixa le mur au-dessus du foyer d’un regard vide.
— Elle a abandonné le monde et est entrée au couvent, je ne sais plus lequel, mais c’était une communauté cloîtrée qui a chassé Sir Stephen. Je suppose que c’était une autre raison de notre inimitié : pendant que Sir Stephen était avec moi sur le continent, Héloïse est morte et a été enterrée dans les terres du couvent. Peut-être cela lui a-t-il chaviré et bouleversé l’esprit. Il n’a plus jamais été le même par la suite.
— Et ce qui était romain ? demanda Corbett.
Lady Margaret toucha sa guimpe blanche pour en arranger les draperies et les plis.
— Ah, oui ! Cela fascinait Sir Stephen. Lors de la guerre contre Montfort, Sir Stephen et mon époux durent se cacher. On dit qu’ils s’abritèrent dans une forêt, quelque part au sud-ouest, et tombèrent sur les ruines d’une maison romaine, d’une villa. Stephen n’a jamais oublié la beauté des mosaïques et des peintures. Après la guerre, il passa beaucoup de temps à visiter les salles d’Oxford et de Cambridge, les écoles ecclésiales, en demandant aux bibliothécaires et aux archivistes de lui prêter les manuscrits sur tout ce qui touchait l’Antiquité romaine.
— C’était un lettré ?
— Oui, lui et Sir Reginald avaient suivi des leçons à Merton Hall, à Oxford. Je serai franche, Sir Hugh, reprit-elle, quand il évoquait les temps anciens, il devenait quelqu’un d’autre. Ce n’était plus le chevalier arrogant ni le courtisan plein d’esprit. Hormis son amour pour Héloïse et son affection pour mon mari, les seuls moments où il faisait preuve de vrais sentiments, c’était pour « ce qui était romain », pour reprendre son expression favorite.
— Et, une fois moine, il n’a pas cessé de s’y intéresser ? C’était donc le seul lien avec sa vie d’avant ?
Lady Margaret posa sur la table la coupe qu’elle serrait.
— Sir Hugh, je vous accueille volontiers, mais je trouve votre visite éprouvante. Peut-être, si vous ne voulez rien savoir d’autre... ?
Elle se leva et tendit la main. Corbett la prit et baisa le bout de ses doigts. Malgré le feu, ils étaient glacés.
— Je suis navré de vous avoir ennuyée, Madame, mais...
— Je sais, je sais, rétorqua-t-elle. Si quelque chose me revient en mémoire, Sir Hugh, je vous le ferai savoir.
Ranulf et Chanson se levèrent. Lady Margaret retint le clerc par le coude.
— Attendez ! L’abbaye a un autre visiteur, l’archidiacre Adrian Wallasby, n’est-ce pas ? J’ai entendu parler de son arrivée. Il n’aimait point l’abbé Stephen.
— Je sais, dit Corbett en riant. Ils étaient adversaires dans les joutes d’école.
— Ils étaient plus que ça.
Corbett s’arrêta, la main sur la poignée de la porte.
— Plaît-il ?
— L’archidiacre ne vous l’a-t-il point narré ? railla-t-elle. Il est originaire de cette région. Lui et Daubigny sont allés à la même école épiscopale. Ce
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