Funestes présages
s’est, de son propre chef, déclaré ermite. Il travaillait ici autrefois, vous savez. Comment s’appelle-t-il déjà ? Ah oui, Salyiem ! Il prétend descendre d’un seigneur français. C’était un officier de second rang, un bailli ou un échevin, je ne me souviens pas. Sir Reginald l’aimait bien. La femme de Salyiem est morte d’une fièvre et il est parti en voyage. À son retour, je lui ai offert une chaumine et du travail, mais le soleil lui avait tourneboulé la cervelle. Avec l’accord de l’abbé Stephen, il a bâti cette hutte contre le mur de l’abbaye. J’ignore ce qu’il est en vérité : un homme de Dieu ? un magicien ? un fol ? Il vient souvent dans nos cuisines quand, comme il dit, il est fatigué des moines. Il nous raconte les nouvelles. Ces derniers jours, il jacasse comme une pie.
— A-t-il fait allusion au mystérieux joueur de trompe ?
— Oui.
— Avez-vous enquêté à son sujet ? s’enquit Corbett.
Lady Margaret haussa les épaules.
— Sir Hugh, je ne crois pas aux histoires de gobelins et de lutins des bois. Pas plus qu’à celle qui voudrait que le fantôme démoniaque de Sir Geoffrey Mandeville rôde dans les marais.
— Il s’agit donc d’un homme en chair et en os ?
— Bien sûr ! Il semble, continua-t-elle, que Mandeville avait un porte-drapeau, un héraut, un joueur de corne qui annonçait toujours l’arrivée dans la contrée de son diabolique seigneur. Vous n’ignorez point que Mandeville a été tué et que son âme est en Enfer. Néanmoins, Daubigny, quand il était un jeune chevalier, aimait bien ce conte. Chaque fois qu’il s’approchait de Harcourt Manor, il s’arrêtait et soufflait dans sa corne de chasse.
Elle eut une moue d’agacement.
— Il venait à n’importe quelle heure. Sir Reginald trouvait cela fort amusant. Il allait à la fenêtre et répondait en embouchant, lui aussi, une trompe.
— Mais Sir Stephen est mort et on entend encore la corne, tard dans la nuit.
— Je sais, j’ai dépêché des baillis mais ils n’ont pu trouver qui était responsable. L’un de ces jours, je les enverrai voir le Gardien des portes.
— Croyez-vous que c’est lui ?
— Sans aucun doute. Je sais qu’il possède une trompe. Il ne cesse de bavarder sur ce qu’il ouït, la nuit. Il aime affoler les servantes par ses racontars.
Corbett se jura d’aller rendre visite à cet extravagant ermite.
— La région est pleine de ces incidents, reprit Lady Margaret d’un ton distrait. Des fables terrifiantes sur des démons chevauchant, sur des hurlements de bêtes infernales. Connaissez-vous la légende des feux follets ?
Corbett acquiesça.
— Méfiez-vous d’eux ! Il est notoire que Scaribrick se sert de lanternes et de fanaux la nuit pour attirer les voyageurs imprudents hors des sentiers.
Le magistrat regarda une bûche se rompre et tomber dans l’âtre. Sa conversation avec la châtelaine ne l’avait pas éclairé et ne lui avait rien appris de neuf ; il était pourtant certain qu’elle aurait pu lui en dire davantage. Il avait l’impression d’avoir pénétré dans une pièce sombre, lumières éteintes et fenêtres closes. Il marchait à tâtons, cherchant son chemin, trébuchant et glissant.
Tout en fixant le feu il réfléchissait. Lady Margaret avait une histoire toute prête : elle la débitait comme on récite un rôle dans une pantomime, mais pourquoi ? Pour dissimuler son chagrin ? Pour cacher, peut-être, la profonde haine qu’elle éprouvait envers Daubigny ? Elle ne semblait pas éplorée par sa mort et ne s’intéressait pas aux détails du hideux trépas d’un homme que son mari avait aimé et qu’on avait retrouvé poignardé.
— Passerez-vous la journée céans ? murmura Lady Margaret.
— Non, Madame. J’aimerais néanmoins en revenir à Sir Stephen Daubigny. Madame, dit-il en choisissant ses mots avec soin, quelle était la nature des rapports entre Sir Stephen et votre mari ?
— Que voulez-vous insinuer, Messire le clerc ?
Elle leva une main désapprobatrice.
— Je ne devrais pas être courroucée. Tant d’années se sont écoulées ! Mais, c’est vrai, il y a eu des ragots, de méchants commérages et on a comparé leur amitié à celle de David et de Jonathan dans la Bible.
— Était-ce vrai ?
— Non, répondit-elle en secouant la tête. Sir Stephen était un homme qui, de coeur, de corps et d’âme, aimait les femmes. Rien ne lui plaisait
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