Funestes présages
Je lui ai demandé où il se rendait. « C’est une grande aventure, Salyiem », a-t-il répondu, et il s’en est allé. Je crois que c’était un vendredi, le jour de la Saint-Irénée. Le reste de la maison dormait à cause du tournoi. Sir Stephen s’est inquiété quand son ami n’est pas rentré au bout de quelques jours et c’est alors qu’on a commencé les recherches.
— Y avez-vous participé ?
— Bien sûr. J’aimais bien Sir Reginald. Il était toujours fort aimable avec moi. Il avait promis de faire de moi son écuyer.
« Prompt et à l’aise », pensa Corbett qui se remémora sa première rencontre avec le Gardien des portes. Il était, alors, tendu et agité. Le magistrat dut presque se pincer : était-ce le même homme ? L’ermite parlait avec aisance sans s’arrêter pour rassembler ses souvenirs ni fouiller sa mémoire.
— J’ai même proposé, poursuivit-il, toujours aussi loquace, d’accompagner Sir Stephen et Lady Margaret, mais ils ont refusé.
— Ils n’ont donc point emmené de serviteur ?
— Personne. Sir Stephen est rentré quelques mois plus tard.
L’homme posa son bol et se mit à gesticuler.
— Il était complètement changé : amaigri, le visage dur, il ne riait ni ne plaisantait plus. Il a regagné le château. Je n’en croyais pas mes oreilles quand il a annoncé qu’il entrait à l’abbaye de St Martin. Puis Lady Margaret est revenue quelques mois plus tard, toute changée, elle aussi. Elle a pris l’habit de veuve et a fait tendre la grande pièce de noir. J’ai compris que la vie ne serait plus jamais la même : l’été et l’automne étaient passés et un hiver rigoureux était arrivé. Ça n’a plus jamais été pareil ensuite. Harcourt Manor est devenu la demeure des fantômes. Finis les joutes, les réjouissances, les trouvères, les ménestrels, les bouffons, les mimes.
— Vous êtes donc parti à l’aventure ?
— Oui, je suis parti à l’aventure. En France, en Italie. J’ai même visité Rome et me suis embarqué pour l’outre-mer. Quand je suis rentré, j’étais malade et j’ai passé quelque temps à l’hôpital de St Bartholomew à Smithfield. Puis je me suis dirigé vers le nord. À mon arrivée ici, Stephen Daubigny était prieur.
Il entendit hennir les chevaux et jeta un regard vers l’entrée.
— Chanson s’en occupera. Continuez, le pressa Corbett.
— Il m’a accueilli comme un frère perdu de vue depuis longtemps. Il m’a permis de construire cette hutte.
L’ermite désigna le coffre.
— Il m’a même donné une licence et je me suis donc installé. J’ai pain et viande et j’observe les cieux. J’aime cet endroit.
— Tout le monde vous apprécie, n’est-ce pas ? remarqua Corbett. L’abbé Stephen se montrait bienveillant envers vous, tout comme Lady Margaret. Mais elle l’est envers tout le monde, non ?
— Elle l’a toujours été.
— Même avant la disparition de son mari ?
Le Gardien ouvrit la bouche et une lueur de méfiance brilla dans ses yeux.
— Eh bien, non, bafouilla-t-il, seulement depuis qu’elle est revenue.
— Elle et Sir Stephen ne se sont donc jamais revus ?
— Pas une fois.
— N’est-ce pas étrange ? Ils avaient beaucoup en commun et pourtant ils ne se rencontraient jamais ? insista le magistrat. Ni n’échangeaient de lettres ?
Salyiem reprit son bol.
— J’ai interrogé l’abbé Stephen là-dessus. Il a dit que le passé était le passé, barricadé par une porte d’acier sans poignée ni serrure, que seule la mort pourrait ouvrir.
— Et Bloody Meadow ? questionna Corbett qui décida de passer du coq à l’âne aussi vite que possible.
Le Gardien se pencha pour remplir son bol, mais ce n’était qu’un subterfuge pour gagner du temps.
— Quoi, Bloody Meadow ? déclara-t-il. Il y a un tertre funéraire, des chênes de chaque côté, le mur de l’abbaye en haut et Falcon Brook au fond.
— Vous avez prétendu que l’abbé Stephen était sur le point de changer d’avis.
— Oui, c’est vrai. Je vous ai raconté qu’il m’a croisé un jour et que je...
— Mais pourquoi vous l’aurait-il dit ?
— Je ne sais pas. Il arrivait qu’il me parle. Bloody Meadow le préoccupait.
— Avez-vous déjà essayé de creuser dans le tumulus ?
L’homme secoua la tête et aspira un peu de bouillon.
— Oh, non, ç’aurait été blasphème ! Pourquoi ?
Il devint nerveux.
— Quelqu’un l’a-t-il
Weitere Kostenlose Bücher