Funestes présages

l’endroit où le bibliothécaire avait été tué. Le magistrat s’installa à la table de travail. Qu’avait dit l’ermite ? Il avait mentionné le philosophe romain Sénèque et la femme, Héloïse Argenteuil. Le clerc avait déjà entendu ce nom quelque part, mais où ? Il leva les yeux vers la lumière qui traversait les vitraux de couleur de l’une des fenêtres et se demanda rêveusement quand reviendrait Ranulf.
    Ranulf-atte-Newgate était fou de rage. Le clerc principal de la chancellerie de la Cire verte avait étudié la loi de fort près. Lui et son maître étaient des émissaires officiels, chargés du mandat du souverain qu’ils représentaient dans la contrée. Ils n’avaient pas traversé les mornes marais gelés pour être les jouets des hors-la-loi.
    — Une attaque contre un clerc royal, faisait souvent remarquer Corbett, est une attaque contre le roi lui-même, un méchant affront à la Couronne qui doit être puni.
    Corbett, pourtant, se montrait parfois peu rigoureux dans son interprétation, acceptant des affronts et des obstacles que son écuyer n’aurait jamais admis. Scaribrick avait organisé le guet-apens, alors pourquoi lui permettrait-on de s’attabler et de fanfaronner à La Lanterne dans les bois ? Ranulf s’approcha de la taverne par un chemin détourné. Il s’écarta des sentiers battus, poursuivant avec peine sa route à travers les arbres coiffés de neige, les ajoncs et les ronciers dissimulés dans la blancheur glacée. Le trajet n’avait pas adouci son humeur. Il s’était égaré une fois et avait dû quitter le couvert, mais avait fini par retrouver le chemin, grâce à la fumée qui, il le savait bien, provenait de la cheminée de l’auberge.
    Il avait entravé son cheval bien caché sous les arbres en face de l’entrée de la taverne. Et, à présent, enveloppé dans sa chape, son capuchon remonté pour se protéger des gouttes gelées qui tombaient des branches, il surveillait la porte principale. Il avait vu voyageurs, chaudronniers et colporteurs entrer et sortir. Jusqu’alors il n’avait reconnu personne. Il calcula le temps. Scaribrick et ses hommes étaient sans doute venus ici tout droit et devaient être à l’intérieur. Blanche apparut et vida une cuvette d’eau sale puis, enfin, Talbot surgit avec un tabouret cassé qu’il plaça près du seuil. Ranulf l’appela, sortit de sous les arbres, repoussa son capuchon et lui fit signe. Le tavernier lança un coup d’oeil craintif vers sa maison.
    — Approchez, souffla Ranulf à voix basse. Maître Talbot, je ne vous veux point de mal, du moins pour le moment.
    Le tavernier referma l’huis et s’avança en hâte. Le clerc le prit par l’épaule et le tira sous le couvert ; sa dague piqua le cou charnu de l’homme, l’obligeant à relever la tête.
    — Qu’y a-t-il ? gémit Talbot. Je n’ai rien fait de répréhensible. J’ai ouï parler de l’agression contre vous, mais je ne peux rien dire à ces hommes. Ils n’en font qu’à leur tête.
    — Oui, Maître Talbot, et moi à la mienne. Scaribrick est céans, n’est-ce pas ? interrogea Ranulf en appuyant un peu le bout de son poignard. Il est bien là, non ?
    L’aubergiste cilla et acquiesça, déglutissant avec peine, épouvanté par ce clerc aux yeux froids et par la longue dague galloise à la redoutable pointe affilée comme un rasoir sous son menton.
    — Je veux lui parler. Dehors et tout de suite.
    — Il ne viendra pas, objecta Talbot avec un geste de dénégation. Et s’il vient, Messire, ce sera avec deux ou trois de ses compagnons.
    Ranulf retira son poignard. Talbot se serait volontiers reculé, mais le clerc le saisit par l’épaule et le stylet, cette fois, se pressa contre la panse rebondie de l’aubergiste.
    — Très bien, ordonna Ranulf, dites à Scaribrick que quelqu’un désire le rencontrer.
    — Je ne peux, bégaya le tavernier. Tout ça c’est bien beau pour vous, Messire : vous quitterez la région, mais moi je vis ici et y fais mes affaires.
    — Alors...
    Ranulf rengaina son arme, écarta Talbot, traversa la route et pénétra dans la taverne. Talbot, bêlant et protestant, le suivit en trottinant. Dès qu’il fut entré, Ranulf rejeta sa chape en arrière et posa la main sur le pommeau de son épée. Il parcourut du regard la pièce pleine de chaudronniers, de colporteurs, de marchands et de fermiers puis découvrit son gibier : une bande d’hommes, au fond. Groupés autour d’une