Galaad et le Roi Pêcheur
perdu tout le reste, par violence et par félonie, si personne demain ne combat pour moi Priadan le Noir !
— Qui donc est ce Priadan le Noir ? demanda Bohort. – C’est, répondit la dame, le champion le plus redouté de tout ce pays, un homme capable de grande prouesse, mais il a triste réputation, car il est cruel et impitoyable envers ceux qui s’opposent à lui. » Bohort réfléchit quelques instants, puis il dit : « La bataille est donc pour demain ? – Oui, et il n’est aucun de mes chevaliers qui puisse lui tenir tête ! – Dans ce cas, dame, dit Bohort, fais savoir à ta sœur que tu as trouvé un champion pour soutenir tes droits, que cette terre t’appartient puisque le roi Amangon te l’a donnée, et qu’elle-même n’a rien à réclamer puisque son seigneur l’en a chassée ! »
Au comble de la joie, la dame s’exclama : « Seigneur, tu es le bienvenu en ce jour ! Dieu veuille seulement te donner la force de soutenir ma querelle dans la mesure où elle est juste ! Je n’en demande pas davantage ! » Bohort l’assura qu’elle ne serait plus dépossédée de rien tant que lui-même serait en vie. La dame envoya alors un messager signifier à sa sœur que son chevalier était prêt à affronter Priadan le Noir en présence de tous les autres chevaliers du pays ; la rencontre aurait lieu le lendemain, à la première heure, dans la prairie qui s’étendait au bas de la tour.
Lors, la dame fit préparer un lit splendide dans la plus belle chambre de la tour et, après qu’on eut déchaussé Bohort, on l’y conduisit. Or lui, une fois au sein de ce luxe excessif, renvoya tout le monde, éteignit les chandelles et s’étendit sur le plancher froid et dur, avec seulement un coffre sous sa tête, puis pria Dieu de l’aider contre le chevalier qu’il devait combattre au nom de la droiture, de la loyauté et pour mettre un terme à d’injustes violences. Se contenter de pain et d’eau lui paraissant insuffisant, il espérait aussi racheter ses fautes en couchant à la dure. Ainsi en avait-il décidé en son cœur, bien qu’il n’en eût point fait le serment.
Dès qu’il se fut endormi, ses oraisons terminées, il crut voir devant lui deux oiseaux, l’un aussi grand et aussi blanc qu’un cygne, l’autre, beaucoup plus petit, d’un noir admirable et qui lui parut d’abord être une corneille, mais l’incomparable plumage finit par l’en faire douter. L’oiseau blanc s’approchait de lui et lui disait : « Si tu veux me servir, je te donnerai toutes les richesses du monde et te ferai aussi beau et aussi blanc que moi. » Bohort s’entendait répondre : « Et qui es-tu pour parler de la sorte ? – Ne le vois-tu pas ? répliquait l’oiseau. J’ai la blancheur, la beauté, et plus de pouvoir que tu le penses. » Comme Bohort demeurait coi, l’oiseau blanc, non sans avoir répété plusieurs fois son discours, s’en allait, et le noir s’approchait, disant : « Tu dois me servir demain, sans me prendre en dégoût sous prétexte que je suis noir. Sache-le, ma noirceur vaut mieux que la blancheur d’autrui. » Et, là-dessus, il disparaissait à son tour.
Après ce songe, en vint un autre : Bohort croyait entrer dans un grand et bel édifice, qui lui semblait être une chapelle. Là, il trouvait un homme assis sur un siège et à la gauche duquel, loin de lui, se voyait une poutre si pourrie et si vermoulue qu’à peine tenait-elle en place. À droite, se tenaient deux fleurs de lys dont l’une approchait l’autre comme pour lui enlever sa blancheur. Mais l’homme assis sur le siège se levait pour les séparer et, bientôt, un arbre émergea de chacune, alourdi de fruits à foison. Et l’homme disait : « Ne serait-ce pas folie, Bohort, que de laisser périr ces fleurs en les négligeant pour aller secourir ce bois pourri et l’empêcher de tomber à terre ? » Sans y penser, Bohort s’entendait répondre : « Certes, seigneur, je te l’accorde volontiers, car elles sont merveilleuses, tandis que lui ne vaut pas grand-chose. – Eh bien, reprenait l’homme, garde-toi bien de les laisser périr pour aller le sauver, lui, si par hasard t’advenait semblable aventure. Car pour peu que les surprît une ardeur excessive, elles se flétriraient immédiatement. » Et Bohort promettait de s’en souvenir au cas où pareille éventualité se présenterait.
Ces songes cependant l’oppressèrent tant qu’il s’éveilla. Il faisait
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