Galaad et le Roi Pêcheur
l’Ennemi guette à chaque croisée des chemins, et ce souvent sous l’apparence de la plus innocente créature. Se sont-ils repentis de leurs fautes ? Les ont-ils avouées en bonne et loyale confession ? Ont-ils reçu l’absolution d’un prêtre ? Ont-ils promis de s’amender ? Certes non, et je persiste à dire qu’ils sont fous de se lancer tels quels dans une entreprise qui requiert la pureté du corps ainsi que de l’esprit {25} .
« Quand un chevalier ou un homme, quel qu’il soit, commet de graves fautes, il accueille en lui l’Ennemi. Il le mange, il l’absorbe, et il en sera bientôt l’esclave. Si, au bout de dix ou vingt ans, qu’importe le délai d’ailleurs, il confesse ses fautes, il vomit l’Ennemi, il le rejette de son corps et s’apprête à y héberger un autre hôte qui lui fera honneur, Notre Seigneur Jésus-Christ. Si Jésus-Christ a prêté longtemps à la chevalerie terrestre la nourriture du corps, il se montre à présent plus généreux encore en offrant aux chevaliers le saint Graal ; lequel repaît l’âme en même temps qu’il soutient le corps. Il est donc plein de bonté pour eux, puisqu’il leur promet, au lieu de plomb, de l’or {26} . Mais de même que de terrestre la nourriture est devenue céleste, de même convient-il que ceux qui jusqu’à présent ont été d’ici-bas, c’est-à-dire des pécheurs, deviennent célestes en abandonnant leur souillure et se purifient à force de repentir {27} . Qu’ils se fassent chevaliers de Jésus-Christ, qu’ils portent son bouclier fait de patience et d’humilité, seules armes dont il disposât contre l’Ennemi lorsque, sur la Croix, il souffrit la mort du corps pour épargner la mort de l’âme à ses frères humains. C’est par cette porte de la purification, qui seule mène à Jésus-Christ, qu’il faut entrer dans la quête, en changeant son être comme fut changée la nourriture {28} . Quiconque choisira une autre porte, fût-ce en se donnant bien du mal, en s’infligeant d’innombrables épreuves, s’en reviendra sans avoir goûté à la nourriture promise.
« Il arrivera d’ailleurs bien pis à ces quêteurs indignes : pour avoir, sans l’être, pris rang parmi les chevaliers du ciel, pour s’être prétendus compagnons de la quête sans l’être vraiment, ils seront frappés comme blasphémateurs. Les uns se livrent à l’adultère, d’autres à la fornication, d’autres à l’homicide. Ils seront alors tournés en dérision, exposés à l’injure, et ils regagneront la cour du roi Arthur sans avoir rien trouvé, mais la honte et le déshonneur, ils les récolteront en abondance. Je te dis tout cela, seigneur chevalier, parce que je sais que tu as entrepris cette quête. Mais je te déconseille d’y persévérer si tu n’es tel que tu dois être.
— Mais comment savoir si je suis tel que je dois être ? demanda Bohort. – Il t’appartient de le savoir, puisqu’il dépend de toi d’en décider, répondit la recluse. Bohort, je peux t’affirmer ceci : si ton cœur était le tabernacle de la parole de l’Évangile, tu serais un véritable et bon chevalier. On dit toujours qu’un bon arbre donne de bons fruits, et toi, tu es le fruit d’un très bon arbre. Ton père, le roi Bohort de Gaunes, était l’un des meilleurs hommes de ce monde, et ta mère fut une si excellente femme que l’on ne pouvait rien lui reprocher. Tous deux ont, grâce aux liens du mariage, formé un seul arbre, et c’est de cet arbre que tu es issu, ainsi que ton frère Lionel. Mais que ferez-vous, ton frère et toi, de la sève abondante et bienfaisante qui vous irrigue ? – Hélas, dit Bohort, il ne suffit pas forcément d’être le fruit d’un bon arbre pour être bon soi-même. De même doit-il parfois arriver que le fruit d’un mauvais arbre devienne bon, ou bien Dieu ne serait pas juste, car il ne laisserait pas à sa créature le choix de se perdre ou de se sauver {29} . La bonté ne dépend pas d’un père ou d’une mère, mais du cœur de l’homme. Le cœur est l’aviron qui dirige la barque à sa guise, à bon port ou à perdition. – Tu oublies que l’aviron lui-même a un maître, répondit la recluse. Ce maître le tient fermement et le gouverne à son gré. Il en va de même du cœur humain. Le bien qu’il fait lui vient de la grâce du Saint-Esprit, le mal qu’il commet lui est dicté par l’Ennemi. »
Bohort et la recluse s’entretinrent ainsi jusqu’à la nuit
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