Galaad et le Roi Pêcheur
tombante et, quand fut venue l’heure de dormir, Bohort s’étendit sur une litière d’herbes et de feuilles, le long du mur de la loge. Le matin suivant, il se leva, mangea le pain et but l’eau que la recluse lui offrait. « Écoute, femme, dit-il ensuite, je vais te faire une promesse : je ne prendrai d’autre nourriture que du pain, d’autre boisson que de l’eau tant que je n’aurai pas contemplé les merveilles du saint Graal et de la Lance qui saigne. – Auras-tu le courage de tenir ta promesse ? demanda la recluse. Je t’en fais témoin. Plutôt perdre la vie que de la renier. » Et, après avoir salué la recluse, Bohort harnacha son cheval, se remit en selle et quitta l’ermitage.
Il chevauchait toujours lorsque, au milieu de l’après-midi, il vit un grand oiseau survoler longtemps un vieil arbre desséché, dépourvu de feuilles et de fruits, puis s’y poser. Dans le creux d’une branche nichaient des oisillons, tous morts. Ce que voyant, l’oiseau se becqueta la poitrine avec tant de force qu’il en fit jaillir du sang, lequel s’éparpillait sur les oisillons. Or, à peine ceux-ci eurent-ils senti le sang chaud sur eux qu’ils se mirent à bouger et reprendre vie. Bohort fut abasourdi de cette aventure dont il ne comprenait pas la signification. Il attendit longtemps pour voir si le grand oiseau relèverait la tête, nais c’était là chose impossible, car il était mort et bien mort. Alors Bohort, reprenant sa route, chevaucha pensif jusqu’au soir.
Il parvint de la sorte au bas d’une haute et forte tour. Y apercevant un guetteur, il le héla et demanda qu’on l’hébergeât. On lui répondit aimablement et on lui ouvrit la porte. On le désarma dans une chambre et on le mena dans une grande salle où se tenait la dame qui était la maîtresse des lieux. Elle était belle et jeune, mais pauvrement vêtue. En voyant Bohort, elle vint au-devant de lui pour lui souhaiter la bienvenue, le reçut avec grâce et le fit asseoir très courtoisement auprès d’elle. L’heure du repas venue, on garnit la table de viandes en abondance. Bohort, soucieux de respecter sa promesse, se jura de n’y point toucher et, appelant un valet, lui demanda de l’eau qu’on lui apporta dans une grande coupe d’argent. Alors, trempant du pain dans l’eau, il se mit à manger.
La dame lui demanda : « Seigneur, ces mets te déplairaient-ils ? – Non, dame, rassure-toi, répondit-il, mais je t’assure que ce soir, je ne mangerai rien d’autre que du pain et ne boirai rien d’autre que de l’eau. » La dame n’insista pas de crainte de le désobliger. Et lorsqu’on eut fini de souper, tout le monde se leva et s’approcha des fenêtres de la salle. Bohort s’assit près de la dame afin de continuer la conversation.
Cependant, un valet entra, tout essoufflé, qui dit : « Dame, les choses vont bien mal, et j’en suis désolé. Ta sœur s’est emparée de deux de tes manoirs ainsi que de tous les gens qui s’y trouvaient, et elle te mande qu’elle ne te laissera pas un arpent de terre si, d’ici demain, à la première heure, tu n’as trouvé un chevalier qui combatte en ton nom Priadan le Noir, son seigneur. » La dame se mit à se lamenter : « Hélas ! mon Dieu ! s’écria-t-elle. Pourquoi m’avoir confié des terres si j’en dois être dépossédée sans motif, à mon détriment et au détriment de mes gens ? Voilà qui est par trop injuste, et je ne m’en remettrai jamais ! » Bohort lui demanda de quoi il s’agissait. « De la chose la plus étrange du monde, répondit-elle. Le roi Amangon, qui eut jadis tout ce pays en son pouvoir, aima une dame qui était ma sœur très aînée, et il en était si épris qu’il lui confia le gouvernement de sa terre et de ses gens. Tant qu’elle fut auprès de lui, elle établit des coutumes mauvaises, détestables et déshonorantes, et mit injustement à mort un grand nombre de ses vassaux. Lorsqu’il la vit agir si mal, le roi Amangon la chassa de ses domaines et me donna à gouverner tout ce qu’il avait. Mais dès qu’il fut mort, ma sœur engagea une longue guerre contre moi, m’enleva une part de mes terres et rallia nombre de mes vassaux. Cela lui a si bien réussi qu’il ne me reste que la tour où nous nous trouvons. Mais elle n’est point encore satisfaite, car elle proclame partout qu’elle entend me dépouiller intégralement. Hélas ! je vois bien qu’il me faudra perdre cette tour comme j’ai
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