Gauvain
bornait un bosquet. Fort joyeusement, Arthur et ses compagnons remontèrent à cheval et par monts et par vaux chevauchèrent jusqu’à ce que, devant eux, s’ouvrît un chemin qu’ils suivirent des heures durant. La journée était bien avancée et il leur fallait songer à se loger quand ils se retrouvèrent devant une forteresse bien abritée sur le flanc d’une colline.
Arthur dépêcha Kaï et Sagremor pour y demander l’hospitalité. Les deux chevaliers éperonnèrent leurs montures et eurent tôt fait de passer la porte, sous les yeux attentifs d’un chevalier qui se reposait en jouant au trictrac à l’ombre d’un sycomore. On l’aurait pris pour un bailli ou un connétable, car il avait un certain âge et un air de courtoisie et de bienveillance. À leur approche, il se leva donc, les salua, vint à leur rencontre et les invita à mettre pied à terre pour deviser. Kaï lui répondit : « Seigneur, nous venons de la part du roi Arthur. Il te demande si tu peux le loger cette nuit. – Grâces lui en soient rendues ! répondit le chevalier. Il sera le bienvenu chez moi, lui et ses compagnons. C’est un honneur pour moi que de le recevoir, car je ne sache pas de plus grand roi au monde. Je ne suis pas le maître de ce domaine, mais le sénéchal de ma dame, la plus courtoise héritière de l’univers. Telle qu’elle est, aussi riche, puissante, belle, distinguée qu’élégante, elle mériterait fort d’être aimée par un chevalier de la Table Ronde, il serait le bailli ou le connétable de ce pays et le gouvernerait sagement. »
Kaï lui répondit : « Assurément, si elle noue relation avec lui, notre roi saura tôt la pourvoir d’un beau et noble chevalier, je puis te l’affirmer. – Eh bien, reprit l’autre, si le roi la marie, elle ne sera plus sans appui, et les habitants de cette terre s’en réjouiront. Car moi, je me fais vieux et, je le sais, je ne pourrai plus très longtemps la protéger comme je l’ai fait jusqu’ici. Mais allons tous les trois avertir ma dame qui se trouve là-haut dans sa chambre. »
Ils se dirigèrent ensemble vers la salle dallée de la tour. Dès qu’elle les aperçut, la dame, se levant, vint les accueillir. Six jeunes filles et dix chevaliers l’entouraient, qui étaient en train d’écouter les belles aventures d’un roman qu’elle faisait lire. Kaï la distingua cependant sans peine, car elle surpassait toutes ses compagnes par sa beauté et sa prestance. Aussi pensa-t-il que bien heureux serait le chevalier qu’elle recevrait pour époux. « Dame, dit-il après l’avoir saluée, que Dieu te garde, toi et ta compagnie. Je viens t’annoncer que le roi Arthur demande à être logé ici ce soir avec dix de ses compagnons. – Seigneur, qu’il soit grandement remercié de cette requête, car elle me flatte et m’honore », répondit la dame. Puis elle ajouta : « Est-ce que Gauvain, le neveu du roi, se trouve du nombre ? – Hélas, non ! répondit Kaï, nous sommes précisément à sa recherche. » Et la dame parut fort affectée par l’absence de Gauvain.
Néanmoins, jamais empereur ni roi ne reçurent si bel accueil que celui qu’elle réserva ce soir-là au roi Arthur et à ses dix compagnons. Rien ne les contraria, tout les combla. Ils eurent pour sièges des joncs fraîchement coupés {25} recouverts de belle soie verte. Le logis était parfumé d’un subtil mélange d’encens, de musc et de menthe. Avec son goût exquis, la noble dame en avait confié le soin à un connaisseur des plus experts en la matière. En haut du perron, elle vint au-devant du roi sans sa guimpe, les cheveux flottants, et comme elle n’avait pas la langue nouée, mais au contraire très déliée pour prononcer de belles paroles, elle le salua courtoisement, lui et ses compagnons. À chacun, pour qu’il fût convenablement servi, elle donna quatre jeunes gens de noble naissance qui, pour mériter leurs armes, vivaient auprès d’elle. Et ceux-ci s’appliquèrent avec tant de zèle à leur service que le roi admira leur émulation.
La dame se montra gaie et enjouée, quoique, au fond d’elle-même, elle ne pût s’empêcher d’éprouver une grande mélancolie. Car elle portait un lourd secret. Dans sa chambre se dressait une statue stupéfiante de ressemblance avec son modèle. L’artiste chargé de l’exécuter avait si délicatement ciselé le bois que, fût-il distrait ou peu physionomiste, quiconque connaissait Gauvain se fût
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