Gauvain
écrié : « C’est là Gauvain ! Ce sont les traits mêmes de son visage ! » Or, la dame passait des heures à contempler cette statue ; car elle aimait Gauvain plus que tout au monde, encore qu’elle n’eût jamais eu l’occasion de le rencontrer {26} . Dans son chagrin de n’avoir jamais vu celui qu’elle aimait, elle suppliait Dieu de le lui montrer un jour et de lui permettre de révéler les sentiments qu’elle éprouvait. Ces pensées l’avaient tenue éveillée tant de nuits qu’elle s’était sentie dépérir. C’est pourquoi elle avait fait exécuter cette statue par un habile artisan : à la regarder sans cesse, elle y puisait quelque réconfort. Mais peu de gens savaient son secret, car elle n’admettait personne dans sa chambre.
Aussi fut-elle déçue que Gauvain ne figurât point parmi les compagnons du roi. Cependant, elle ne manqua pas de veiller à tout, afin que la réception fût digne de son rang. Elle fit conduire les chevaux à l’écurie, puis donna l’ordre de désarmer ses hôtes et de leur apporter de riches vêtements. Ensuite, elle les emmena elle-même dans la grande salle d’où ils s’égaillèrent en attendant l’heure du repas.
La curiosité poussa le sénéchal Kaï et Girflet, fils de Dôn, à s’éloigner les premiers pour visiter les lieux. Ce faisant, ils entrevirent la belle chambre de la dame, aux murs ornés de riches peintures et qui les saisirent d’admiration. Car le chambellan avait, par étourderie, laissé la porte grande ouverte et l’on pouvait voir, au milieu de la chambre, un lit recouvert d’un édredon de soie, le plus somptueux qui fût. Or, de la place où il se trouvait, Kaï crut voir Gauvain près du lit. « Girflet ! dit-il, prends ma place et regarde ce que je vois ! – Dieu me protège ! s’écria Girflet. C’est Gauvain que je vois là ! » Kaï laissa libre cours à son humeur : « Voilà encore une belle affaire, dit-il en ricanant. Nous nous échinons en quête d’un chevalier que tout le monde admire pour ses prouesses ! Belles prouesses, en vérité ! Je l’avais bien dit qu’il était inutile de se lancer dans cette expédition ! Gauvain ne court aucun danger, il est bien à l’abri et se gausse de nous. Quelle sottise, quelle lâcheté de le jucher si haut dans notre estime ! Toute sa gloire consiste à trousser ses putains et, inutile de le nier, son ardeur est inépuisable pour cet office ! »
Fort ennuyé, Girflet, lui, ne savait trop que penser. « Il n’aura guère gagné à être venu ici, murmura-t-il. – Mais si, mais si ! reprit Kaï, de plus en plus sarcastique. Car il affrontera la dame toute nue, et tous deux n’auront qu’à se rendre coup pour coup. Maudites soient mes vertèbres si je ne parle de cela bientôt ! Je ferai en sorte que l’hôtesse du roi sera servie d’un plat qu’elle n’attend pas ! Cette fois, la mesure est comble : Gauvain a passé les bornes, il nous prend pour des imbéciles ! » Sur ce, Yder, le fils de Nudd, les rejoignit, et ils lui dirent ce qu’ils avaient vu. Yder regarda à son tour. « Dieu tout-puissant ! s’écria-t-il. C’est Gauvain ! À ce moment, un serviteur qui sortait de la chambre ferma brusquement la porte.
Les trois hommes allèrent rejoindre leurs compagnons et leur rapportèrent l’affaire. « Je vous assure, affirma Girflet, on dirait tout à fait Gauvain, c’est prodigieux. » Mais certains refusaient de croire que Gauvain se moquait ainsi du roi et d’eux-mêmes. Ils protestèrent énergiquement. « Ce n’est pas lui, ce n’est pas possible ! Ce n’est qu’une ressemblance ! – Par Dieu, mon créateur, dit Yvain, fils du roi Uryen, je suis certain que ce n’est pas lui. Vous vous êtes trompés, et Kaï se laisse aller à ses railleries habituelles ! Ne nous a-t-il pas dit lui-même avoir vu Gauvain, ce matin, partir au galop dans la direction du bosquet, là où nous avons traversé le fleuve ? Si notre ami se trouvait ici, nous aurions vu son cheval, Gringalet, dans les écuries. Or, j’y suis allé, et je peux affirmer que Gringalet ne s’y trouve pas. – Je ne crois pas que ce soit Gauvain, dit Lancelot à son tour. Yvain a raison : si Gringalet n’est pas dans les écuries, il est impossible que Gauvain soit entre ces murs ! De toute façon, cessez de vous quereller là-dessus. Vos propos me déplaisent trop. » Et, tournant le dos aux autres, Lancelot s’en revint dans la grande
Weitere Kostenlose Bücher