Gauvain
part en part. »
Ils poursuivirent leur chemin. De temps en temps, Gauvain regardait, avec une immense pitié, la jeune fille qui allait à pied. Quel crime avait-elle commis pour mériter un châtiment si cruel ? Il aurait aimé faire quelque chose pour elle, mais il savait au fond de lui que c’était interdit et que, de toute façon, l’intéressée refuserait toute aide. Ils arrivèrent enfin dans une large vallée dans le fond de laquelle se voyait une forteresse toute noire et ceinturée de murs hideux qui semblaient en ruine. Plus ils en approchaient, plus elle se révélait dans toute son horreur, avec ses bâtiments totalement dénués d’élégance et les ronces qui dévoraient ses pierres. La forêt qui la cernait ressemblait en tout point à celle qu’ils venaient de traverser, avec ses arbres tordus et sans feuilles, son sol noir, ses rochers tourmentés, affreux. Un torrent, qui dévalait de la montagne, déversait ses eaux sombres par une cascade lugubre et traversait la forteresse en y produisant un vacarme si effrayant qu’on croyait entendre les grondements d’un tonnerre perpétuel. L’entrée de la forteresse parut à Gauvain aussi laide que celle de l’enfer et, de l’intérieur, il entendit s’élever des pleurs et des lamentations : « Où est le Bon Chevalier ? disaient les voix. Quand viendra-t-il ? »
Gauvain, très mal à l’aise, ne put se retenir : « Jeune fille, demanda-t-il, quelle est donc cette horrible forteresse où l’on se désole en souhaitant la venue d’un Bon Chevalier ? – Seigneur, répondit-elle, c’est le château de l’Ermite Noir. Je te demande instamment de ne pas intervenir, quoi que ses habitants fassent pour t’attirer vers eux. Cela pourrait te coûter la vie car, contre eux, tu ne pourrais rien. »
Ils étaient à deux portées d’arc de la forteresse quand ils virent sortir par la grande porte des chevaliers revêtus d’armures noires et montés sur des chevaux noirs. Ils devaient être plus d’une centaine, et c’était un spectacle effrayant : ils se précipitèrent sur les jeunes filles et sur leur char, s’emparèrent des têtes que celui-ci portait, les piquèrent au bout de leurs lances et retournèrent à la forteresse en manifestant la plus vive satisfaction. Ayant assisté à ce pillage sans bouger d’un pouce, Gauvain en éprouva soudain grand-honte. « Gauvain, dit la demoiselle chauve, non sans une pointe d’ironie, tu vois bien que ta force ne serait d’aucun secours ici ! – C’est donc un repaire de voleurs ? – Les mots que tu emploies n’ont guère de sens ici. Quelle différence y a-t-il entre des gens qui volent des têtes mortes et des chevaliers qui coupent leur tête aux vivants ? Cela dit, Gauvain, ce dommage ne sera réparé et cet ouvrage vengé que lorsque viendra le Bon Chevalier. Et c’est lui qui punira les coupables et délivrera ceux qui pleurent dans la forteresse. – Mais qui est donc ce Bon Chevalier dont tu me parles sans cesse ? s’impatienta Gauvain. – Je l’ignore, répondit la demoiselle chauve. – Néanmoins, reprit Gauvain, j’aimerais bien le rencontrer. – Moi aussi, soupira la demoiselle. – Maintenant que tu m’as fait voir cet horrible spectacle, dit Gauvain, et que je n’ai rien pu faire pour empêcher quoi que ce soit, m’autorises-tu à m’en retourner ? – Non pas, seigneur Gauvain. Du moins pas avant d’avoir dépassé la forteresse. Alors, je t’indiquerai la direction que tu dois prendre. »
Ils se remirent en route. Mais à l’instant même où ils allaient dépasser la dernière muraille de la forteresse, un chevalier sortit de celle-ci par une porte dérobée. Monté sur un grand cheval, il était tout armé et brandissait une lance. À son cou pendait un bouclier vermeil sur lequel se déployait un aigle d’or. Il cria à l’adresse de Gauvain : « Seigneur chevalier ! je te prie de t’arrêter ! – Et pourquoi donc ? demanda Gauvain. Que désires-tu ? – Il te faut m’affronter et t’emparer de mon bouclier, ou bien je serai ton vainqueur, répondit l’autre. Regarde, c’est un bouclier splendide, et il mérite que tu lui consacres tous tes efforts, car il a appartenu au meilleur, au plus puissant et au plus avisé des chevaliers de son temps. – À qui appartenait-il donc ? – À Judas Macchabée, à l’homme qui, le premier, dressa un oiseau à en attraper d’autres {28} . – Tu as raison, dit Gauvain, il était un
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