Gauvain
bout : fort et féroce comme il l’était, il aurait tôt fait de lui tuer son cheval. Il mit donc pied à terre et courut sus à l’ennemi. Mais celui-ci lui opposa une telle défense que Gauvain en demeura tout étourdi, car l’autre lui assena un coup si puissant, au sommet de son heaume orné de gemmes, qu’il en faucha les fleurs, l’émeraude et l’émail. Et le coup glissa sur le bouclier, le fendant jusqu’à la boucle, tandis que le haubert était gravement entamé. Cependant, grâce à Dieu, l’épée dévia vers l’arrière : faute de quoi, elle aurait pu toucher au cœur. Mais le choc avait été d’une telle violence que Gauvain faillit rouler à terre. Se ressaisissant, il entreprit un nouvel assaut et, animé d’une farouche détermination, fondit sur son adversaire, l’épée brandie. Or, le roi-chevalier restait inébranlable.
Depuis la cité, les habitants s’étaient hâtés vers le lieu du combat. Il n’y resta personne, jeune ou vieux, homme ou femme, droit ou bossu, grand ou petit, faible ou fort. Ce fut, à travers les rues, un vacarme incroyable : nobles et petites gens, clercs, bourgeois et chevaliers, dames et jeunes filles, écuyers et serviteurs, tous, d’un même mouvement, s’étaient précipités pour assister au combat. Le roi, quand il les vit ainsi assemblés, leur ordonna d’une voix forte de se tenir tranquilles et de ne prononcer aucune parole, quoi qu’ils pussent voir ou entendre. « Je tuerai de mes propres mains celui qui s’y hasardera ! ajouta-t-il. Je ne veux pas que trahison soit faite à mon adversaire pas plus qu’à moi. Et je le lui jure solennellement : s’il peut se défendre contre moi, il n’aura rien à craindre de quiconque ! » Puis, se tournant vers Gauvain « Que t’en semble, chevalier ? dit-il. En présence de mes sujets, j’ai prêté serment d’être, quelque malheur qu’il puisse m’advenir, ton seul et unique adversaire. Je suis leur maître incontesté, et aucun de mes gens n’oserait me désobéir. Je t’ai donné toutes les garanties. – Grand merci, répondit Gauvain. Mais, maintenant, je te défie. – Et moi de même ! » s’écria le roi-chevalier.
Ils se précipitèrent l’un sur l’autre avec acharnement. La bataille fut égale. Gauvain attaquait toujours le premier, mais l’autre résistait avec énergie et lançait de puissantes contre-attaques. Leurs hauberts étaient tout démaillés, leurs boucliers en pièces. Ils se frappaient souvent à découvert, se rudoyant et se blessant mutuellement à qui mieux mieux. Leur bataille dura jusqu’au soleil couchant, tous deux prouvant une telle bravoure qu’aucun ne paraissait pouvoir l’emporter. Pourtant Gauvain multipliait les belles attaques, en homme à qui ne manquent ni la prouesse, ni la force, fi l’audace ; mais l’autre répondait de même, sans laisser jamais supposer qu’il fût le moins du monde effrayé.
Dans son dépit de voir le combat s’éterniser, Gauvain résolut d’en finir une fois pour toutes. Il fonça sur son adversaire avec rage, le blessant et le fatiguant sans relâche. Il le frappa si fort sur les bords de ce qui restait de son bouclier que la lame glissa et descendit jusqu’à la main qui tenait l’épée : il lui aurait coupé tout net le pouce et deux autres doigts si l’acier glacé ne s’était arrêté juste à temps. Néanmoins, le coup avait été si rude que l’épée du roi lui vola du poing, loin de lui. Hors de lui d’être ainsi blessé et désarmé, le roi-chevalier eut un prodigieux sursaut : il courut reprendre son épée, la saisit de sa main gauche et s’élança vivement sur Gauvain. Il l’atteignit sur le heaume, mais Gauvain se rejeta de côté et reprit l’avantage. Il brisa tout ce qui restait du bouclier de son ennemi et frappa sans répit, lui écartelant complètement le heaume. Le roi de la Rouge Cité se trouvait désormais nu-tête et, comme Gauvain levait son épée pour le frapper une dernière fois, il s’écria : « Grâce ! tu m’as vaincu ! Puisque j’y suis contraint, je te rends mon épée ! »
Gauvain ne voulait pas la recevoir. « Je ne sais ce qui me retient de te tuer ! grinça-t-il, encore emporté par sa fureur guerrière. – Ah, chevalier ! cria le vaincu, tu commettrais un acte indigne si tu me tuais, maintenant que je crie merci ! – C’est juste, dit Gauvain. Je te fais grâce de la vie, mais à une condition. Tu devras te constituer
Weitere Kostenlose Bücher