Gauvain
fatigues pendant la journée ? – Cela n’est rien, répondit Gauvain, j’en ai vu d’autres et j’en verrai, si Dieu me prête vie, bien d’autres encore ! »
Cette nuit-là, ils couchèrent dans le bois, tous deux l’un contre l’autre, et la jeune fille ne s’en plaignit pas. Elle en oublia même sa faim et sa soif. Au lever du jour, ils repartirent. Pour remplacer son bouclier, Gauvain avait pris celui du chevalier tué par son adversaire. Puis, ayant enfourché leurs montures, ils s’en allèrent par le chemin qui serpentait dans la forêt. Ils n’avaient toujours ni bu ni mangé {11} !
3
Le Chevalier sans Nom
Au détour d’un chemin leur apparut un chevalier fort bien armé et de belle allure, qui cria : « Cher seigneur, que Dieu vous sauve, toi et ta belle amie ! » Gauvain lui répondit avec courtoisie : « Seigneur, que Dieu te bénisse, toi aussi. Nous avons voyagé toute la journée et nous ne savons quelle direction prendre. – Qui es-tu donc, chevalier ? continua l’autre. Avec ta permission, je serais aise de le savoir. M’est avis que vous êtes perdus, que vous avez passé la nuit dans cette forêt, et qu’outre un gîte exécrable, vous avez dû subir un jeûne, sans pain ni poisson ni viande pour vous rassasier ! – Tu es bon devin, dit Gauvain, tel fut en effet notre sort. »
L’homme qu’ils venaient de rencontrer reprit : « Noble chevalier, j’ai eu quant à moi un logis bien différent hier soir, je puis m’en flatter : une jeune fille, la plus belle et la plus courtoise qu’on puisse trouver, de si haut lignage qu’elle est dame de château, m’a réservé le meilleur accueil que reçut jamais chevalier. Il n’est aucun de mes désirs qu’elle n’ait exaucé et comblé. – Dans ce cas, dit Gauvain, tu as plus de chance que nous, car pas plus aujourd’hui qu’hier ni que la veille, nous n’avons eu, ma compagne et moi, à manger ni à boire. – Seigneur, s’écria le chevalier, tu aurais tort de te tracasser. Je désire vivement être ton ami, et je te promets de te mettre sur la voie d’un gîte confortable. Mais écoute d’abord mon histoire, car je pense qu’elle en vaut la peine.
« Voilà quelque cinq ou six ans, alors que j’étais encore novice et inexpérimenté, je me suis épris d’une jeune fille, la plus belle et la plus courtoise qui soit d’ici à Kaerlion. L’amour me tourmentait si fort que je me résolus à le lui avouer. Mais la cruelle, loin de priser ma déclaration, m’en marqua une profonde irritation. Néanmoins, sans doute pour m’éprouver, elle réclama un délai de réflexion ; mais à chacune de nos rencontres, elle remettait sa décision à plus tard, de telle sorte que, fort chagrin, je finis par lui déclarer que cette attente ne pouvait durer plus longtemps. Alors, elle me donna un anneau et me dit que son cœur répondrait au mien si, dans l’année, elle entendait suffisamment parler de mes exploits à travers le monde. Et elle ajouta que si je voulais jouir d’elle et de sa personne, je devais éviter toute bassesse, toute arrogance et autres excès. Je lui jurai de lui obéir et pris congé. Inutile de te dire que, cette année-là, je n’eus de cesse de me distinguer dans l’honneur et la courtoisie. Et, l’année écoulée, je revins vers ma bien-aimée.
« Hélas, que de désillusions ! Après lui avoir rappelé sa promesse et son engagement, je la priai de m’accorder son amour, mais elle m’accusa de présomption, disant qu’à ses yeux je ne méritais pas si haute récompense, que mon excellence, ma réputation n’étaient pas encore telles qu’elle l’avait souhaité. Et, à nouveau, elle repoussa sa réponse à l’année suivante. Inutile de préciser que si je m’étais donné beaucoup de peine l’année précédente, je m’en donnai bien davantage la suivante. Mais lorsque je revins auprès de celle que j’aimais, elle me reprocha ma suffisance : je n’étais pas encore assez illustre pour obtenir sa foi. Et je partis donc une troisième fois conquérir la gloire, ne manquant ni une aventure, ni un tournoi, ni une expédition de guerre. J’acquis alors une telle renommée de courtoisie, de vaillance et de noblesse, je me fis tant aimer de par le monde que ma mémoire habite encore tous les esprits. J’allai trouver celle en qui j’avais placé toutes mes espérances {12} .
— Cette fois, dit Gauvain, je pense qu’elle a dû se rendre à l’évidence.
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