Gauvain
– Oui et non, répondit l’autre. Elle m’accorda en effet que j’avais raison. La rumeur publique était unanime, elle en convenait. Mais elle me dit qu’elle craignait l’inconstance des hommes : ils sont si déloyaux, prétendait-elle, que parmi ceux qui sont parvenus à leurs fins avec leur amie et ont tout obtenu d’elle, elle n’en voyait aucun que l’assouvissement ne détournât aussitôt vers une autre. Je l’assurai que tel ne serait pas mon cas et m’apprêtais à lui en faire le serment, mais elle s’y opposa, sous prétexte que ce genre d’engagement ne saurait la satisfaire. En revanche, elle voulait pour garant de ma fidélité le neveu du roi Arthur, le preux Gauvain aux nobles manières, que tout le monde aime et loue pour ses qualités. Mais conçois-tu pareille folie ? La malheureuse, en réclamant pareille caution, voulait l’impossible, car nul n’ignore que Gauvain a été tué. Et moi, n’osant révéler sa mort, je m’empressai de répondre que je ne le connaissais pas.
« Mais elle insista, disant que si je l’assurais d’avoir obtenu la caution de Gauvain, elle avait tant de confiance en ce preux chevalier qu’elle ne craindrait plus de me céder à la légère. Et moi, qui savais bien que Gauvain était mort, je jurai de m’en remettre à lui pour qu’elle n’eût plus de doutes sur ma constance. Ainsi fut scellé notre accord. Qu’ajouterai-je encore ? Hier soir, pour la première fois, je suis parvenu à mes fins et j’ai passé la nuit avec elle. »
Gauvain s’ébahit alors : « Seigneur, puisqu’il en est ainsi, pourquoi n’es-tu pas auprès d’elle, et où vas-tu de si bon matin ? – Je ne te le cacherai pas, je m’en vais de ce pas voir la plus belle créature qui existe d’ici à l’Irlande. Il y a longtemps que je l’ai priée d’amour, et elle doit me donner réponse aujourd’hui. – Que Dieu te confonde ! s’écria Gauvain. C’est folie à toi de parler de la sorte, car tu me sembles payer fort vilement la complaisance de ton amie ! Tu l’as enfin conquise après l’avoir priée trois ans, et aussitôt que tu as tout obtenu d’elle, tu l’abandonnes pour une autre ! – Seigneur, répondit le chevalier, ne me juge pas trop vite. Elle m’a imposé tant d’épreuves, elle m’a coûté tant de peines et de veilles ! Sans doute s’est-elle acquittée envers moi en me faisant don de son amour. Ne l’ai-je pas bien mérité, pour l’avoir si longtemps aimée et servie ? J’ai dépensé en cela tant d’énergie qu’une année entière de ses faveurs ne me dédommagerait pas même à demi. Et comme j’ai tant souffert de tourments pour réussir, je veux qu’à son tour elle souffre même agonie. On a le salaire que l’on mérite.
— Voilà qui est peu digne d’un preux chevalier ! s’écria Gauvain, plein de colère. D’ailleurs, tu oublies une chose : tu as fait le serment d’obtenir la caution de Gauvain ! – Mais Gauvain est mort, que vaut mon serment ? » Gauvain était de plus en plus furieux : « Peut-être, dit-il, mais il se trouve que j’étais le meilleur ami de Gauvain. Je me conduirais bassement si je tolérais que son nom fût mêlé à une lâcheté ! Au nom de Gauvain, je te demande donc de revenir vers ton amie à qui tu as juré fidélité ! – Il n’en est pas question. Qui donc es-tu pour me donner des ordres aussi insolents ? – On m’appelle le Chevalier sans Nom, mais sache que Gauvain lui-même te parle par ma bouche. Et puisque tu ne veux pas accéder à mes prières, tu seras bien contraint de te soumettre à ma force ! »
Les deux hommes prirent du champ, s’observèrent un instant et se précipitèrent l’un sur l’autre. Leur mêlée fut vive et ardente, leur choc si rude qu’ils se retrouvèrent bientôt démontés. Dès que Gauvain se fut remis sur pied, il fonça sur son adversaire, l’épée brandie. Et bientôt, celui-ci, sur le point d’être vaincu, demanda grâce. « Je ne t’accorderai la vie qu’à une condition, dit Gauvain, c’est que tu tiennes tes engagements vis-à-vis de ton amie. Et je devrai moi-même m’en assurer au nom de l’homme dont tu as usurpé la caution. – Volontiers, seigneur, répondit l’autre, je t’obéirai en tout point. – Maintenant, dit Gauvain, tu dois me révéler ton nom, car je veux narrer cette histoire à toute la cour d’Arthur. – Je m’appelle Espinogre. Je ne m’imaginais pas trouver dans tout le
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