Gauvain
royaume un adversaire capable de me vaincre par les armes. Mais toi, ne peux-tu vraiment me dire qui tu es ?
— Je ne puis te dire mon nom, dit Gauvain, car je l’ai perdu et j’ignore qui me l’a dérobé. Maintenant, je dois partir à sa recherche, mais je ne sais où ni dans quel pays. Écoute, Espinogre : conduis-nous d’abord chez ton amie, puis viens avec moi et plie-toi de bonne grâce à ce que je te demanderai. – J’y consens volontiers, seigneur. Je te suivrai sans me faire prier, en homme qui t’appartient entièrement et que tu as légitimement conquis. » Gauvain ajouta alors : « Quand, au terme de notre quête, nous aurons réussi enfin à retrouver mon nom, je te le révélerai aussitôt. Et, sache-le, je te promets que, pendant tout ce temps, je me montrerai d’aussi bonne compagnie que je pourrai. Jamais encore, de ta vie entière, tu n’auras rencontré chevalier qui t’offre plus d’agrément. »
Ils reprirent leurs chevaux qui erraient librement non loin. Le chevalier conduisit Gauvain et la jeune fille à l’épervier au château d’où il était parti. Ils racontèrent à la dame tout ce qui s’était passé, et Gauvain fit jurer à Espinogre que jamais, de sa vie, il n’aimerait d’amour d’autre femme qu’elle. La dame voulut savoir le nom de l’homme qui s’en portait ainsi garant, mais Espinogre lui expliqua pourquoi celui-ci n’était que le Chevalier sans Nom. La jeune femme s’en émerveilla grandement. « Cher seigneur, dit-elle, je te dois grande reconnaissance. Si j’avais dû me plaindre auprès de Gauvain de mon ami, je vois que j’aurais été fort en peine de faire valoir mes droits. Je n’étais au courant de rien, et seul mon ami a joui de mon amour. Grâce à Dieu, sa trahison n’était encore que d’intention ! Et voici que, pour l’amour de Gauvain, un Chevalier sans Nom m’a ramené mon ami. Il l’a assez rudoyé en combat pour venir le mettre en ma merci, il lui a fait payer très cher la folle idée qu’il s’était mise en tête. Assurément, quel héros sans pareil que Gauvain ! Il doit en rendre grâces à Dieu, qu’on l’estime et l’aime à ce point ! »
Fort heureuse de l’aventure, la jeune femme ordonna de désarmer ses hôtes et donna toutes instructions à ses gens pour les servir et les honorer. On leur prépara un bon repas où les régalèrent poissons, viandes appétissantes, gibier et vins en abondance. Puis ils furent logés dans des chambres confortables et y passèrent une excellente nuit. Gauvain et la jeune fille à l’épervier purent ainsi se remettre de leurs fatigues et de leurs privations. Puis, le lendemain, le Chevalier sans Nom, la jeune fille à l’épervier et Espinogre prirent congé de la dame du château et s’en allèrent à la recherche de ceux qui s’étaient vantés d’avoir tué Gauvain.
Ils se trouvaient de nouveau en rase campagne, s’entretenant de la route qu’ils allaient suivre, quand, au loin, au découvert d’un bois, ils virent un chevalier sur une lande. Celui-ci, magnifiquement équipé, montait un destrier robuste et rapide, bien nourri et au mieux de sa forme. Outre une armure de toute beauté, il portait un cor en sautoir. Gauvain et Espinogre le contemplèrent tous deux avec grand plaisir. L’homme qu’ils admiraient semblait éprouver une vive allégresse : il chantait une chanson d’amour tout en allant au petit trot. Soudain, il saisit son bouclier par les courroies, ainsi que sa lance et les jeta à terre avec rage au milieu du champ. Alors, il se mit à crier, à pleurer et à frapper ses mains l’une contre l’autre avec les plus grandes marques du désespoir. Enfin, reprenant sa lance et son bouclier, il s’assura de nouveau en selle et, prenant le galop, fonça, la lance en avant. Il s’était remis à chanter comme si de rien n’était. « Par Dieu tout-puissant ! dit Gauvain, il faut que ce chevalier soit ensorcelé ! »
Cependant, l’autre s’était arrêté à quelque distance et, une nouvelle fois, il laissa tomber sa lance et son bouclier. « Hélas ! s’écria-t-il, je vais au-devant d’une aventure qui tournera à mon grand malheur ! » Et il se livra derechef à son chagrin, avec une telle violence qu’aucun témoin n’aurait pu s’empêcher d’en être fort apitoyé. Enfin, il reprit sa lance et saisit son bouclier par les courroies. De nouveau, il lança son cheval et recommença sa chanson interrompue. « Je puis
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