Gauvain
les plaça sous la protection de Dieu. « Cher hôte, dit Gauvain, nous avons commis une grande faute envers toi : nous ne nous sommes pas informés de ton nom. – Ce n’est pas grave, répondit l’autre. Sachez que je m’appelle Tristan-qui-jamais-ne-rit. Je ne cherche pas à le cacher. Mais je vous demande une chose, à tous deux : au nom du service que je vous ai rendu, et par amitié, je voudrais que vous fassiez retour par cette route-ci. Pas plus que vous, je ne sais quelle sera l’issue de votre aventure, mais je désire savoir, quand vous reviendrez, la façon dont vous vous en êtes tirés. Vous me raconterez alors qui vous êtes et de quelle terre vous venez, et pour quelle raison vous vous êtes lancés dans cette entreprise. – Bien volontiers, seigneur », répondit Gauvain. Et, sans plus attendre, ils se séparèrent.
Tristan leur avait indiqué le chemin, leur précisant que l’Orgueilleux Faé se tenait dans sa forteresse d’où il faisait crier publiquement qu’il avait tué Gauvain, le neveu du roi Arthur, et que Gomeret sans Mesure se trouvait de même dans son manoir, clamant à qui voulait l’entendre qu’il détenait le corps du même Gauvain après l’avoir tué au combat. Gauvain et Espinogre se retrouvèrent bientôt sur une grande route. Ils n’avaient pas encore parcouru une grande distance quand ils atteignirent un carrefour, ainsi que Tristan le leur avait annoncé : l’une des voies conduisait, selon ses indications, vers le manoir de Gomeret, l’autre vers la forteresse de l’Orgueilleux. Les deux compagnons se voyaient maintenant dans l’obligation de choisir : aller tous deux dans une seule direction et attaquer ensemble les meurtriers l’un après l’autre, ou bien se séparer et risquer un combat solitaire. Le Chevalier sans Nom dit à Espinogre : « Ami, à toi de décider. Veux-tu que nous allions ensemble ou préfères-tu attaquer seul l’un des assassins ? Si tu préfères la seconde solution, choisis, et allons chacun de notre côté. Nous nous retrouverons chez Tristan-qui-jamais-ne-rit. Le premier arrivé y attendra l’autre jusqu’à ce qu’il apprenne de ses nouvelles. – Puisque tu m’en donnes le choix, répondit Espinogre, je prendrai la voie de gauche qui me mènera jusqu’à Gomeret. – Je prends donc l’autre, dit Gauvain. Je te recommande au roi de gloire. Qu’il te garde de toute honte et de tout mal ! »
Chacun éperonna son cheval, et ils filèrent à vive allure. Espinogre avait à peine parcouru une demi-lieue qu’il rencontra une forêt. Il y chevaucha longtemps sans en sortir et finit par trouver le manoir de Gomeret qui se dressait au milieu d’une lande désertique. Espinogre s’avança et vit un chevalier en armes qui se reposait au pied d’un arbre, devant la porte du manoir. « Es-tu Gomeret sans Mesure ? lui demanda-t-il. – Je le suis, effectivement, répondit le chevalier. – On m’assure que tu prétends avoir tué Gauvain, le neveu du roi Arthur. Est-ce vrai ? – Aussi vrai que nous sommes tous deux en train de converser, répondit l’autre. Et je puis te le prouver, car je détiens une partie de son corps, moins un bras, et moins la tête qui est en possession de l’Orgueilleux Faé. – Eh bien, je te traite de menteur ! s’écria Espinogre, et je te défie. Je sais pertinemment, moi, que Gauvain, fils du roi Loth d’Orcanie et neveu du roi Arthur, jouit d’une santé parfaite. Et je suis prêt à défendre ce que je dis en luttant contre toi dans cette lande et à te tuer ou te faire prisonnier avant de repartir ! »
Sans exiger d’autres explications, Gomeret demanda ses armes. On lui apporta de robustes chausses de fer, plus éclatantes que de l’argent pur. Puis vint le tour de son haubert, solide et léger, resplendissant et tissé de mailles, de son heaume, fort bien orné. Toutes les pièces de l’armure étaient noires. Quand il fut armé comme il convenait, il ne s’attarda pas davantage. Il monta sur son cheval plus noir que mûre et s’en alla dans le pré au petit trot.
Dans le choc de la rencontre, les deux champions se portèrent de si grands coups qu’ils fendirent et percèrent leurs boucliers. Les fers les traversèrent et atteignirent les hauberts. Ils se frappèrent de leurs lances avec une telle force et un tel acharnement que leurs chevaux en furent renversés. Alors, vidant les étriers, ils s’affrontèrent à l’épée, durement, longuement, sans que
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