Gauvain
est assurément le plus beau et le plus vaillant ! » Mais sa cadette s’obstinait : « J’en vois un plus beau et autrement vaillant ! », dit-elle. Sa sœur s’insurgea, le visage enflammé de colère : « Chipie ! cria-t-elle, comment oses-tu rabaisser celui que j’admire ? Tiens ! tu te souviendras de cela ! » Et elle lui administra un tel soufflet qu’elle lui laissa sur la joue la marque de ses cinq doigts.
Les dames qui les entouraient eurent bien du mal à les séparer, car, dans leur rage, les deux jeunes filles brûlaient d’en venir aux mains. Puis elles reportèrent leurs regards sur Gauvain. « Dieu ! dit l’une d’entre elles, ce chevalier qui est là-bas, sous l’arbre, dans le pré, qu’attend-il pour s’armer et participer au combat ? – Sans doute a-t-il juré la paix », suggéra une autre. Mais une troisième intervint : « Vous n’y êtes pas, c’est un marchand. Pourquoi voulez-vous qu’il participe au tournoi ? – Non, dit une quatrième, c’est un changeur, et ce n’est pas aujourd’hui qu’il va distribuer aux pauvres chevaliers les écus dont doit regorger son bagage !
— Vous êtes toutes de mauvaises langues ! s’écria alors la Fille aux petites manches. D’ailleurs, vous vous trompez : pensez-vous qu’un marchand possède une lance de cette taille ? En vérité, je souffre le martyre de vous entendre débiter semblables diableries ! Il ressemble plus à un vainqueur de tournoi qu’à un marchand ou à un changeur. C’est un chevalier, je vous l’assure, il en a tout l’air. – S’il en a tout l’air, rétorquèrent-elles en chœur, il ne l’est pas, et s’il s’en donne l’apparence, c’est qu’il compte ainsi passer partout sans bourse délier, au détriment des péagers et des receveurs. Mais il est bien fou s’il s’imagine que sa ruse le mènera loin. Il sera pris sur le fait et convaincu de fraude. Alors, on lui passera la corde au cou ! »
Cependant, après avoir duré jusqu’au coucher du soleil, le tournoi prit fin. De nombreux chevaliers avaient été faits prisonniers. D’autres avaient perdu leurs chevaux, et certains leurs armes. Les assaillants avaient eu l’avantage, et ils emportaient fièrement leur butin. Au moment de se séparer, l’on convint toutefois que le combat serait repris le lendemain et qu’on bataillerait tout le long du jour. Ceux qui étaient sortis de la forteresse y rentrèrent, et Gauvain les suivit. Devant la porte, il rencontra le sage vavasseur dont les conseils avaient décidé le seigneur à relever le défi. Il dit à Gauvain : « Seigneur, il y a, dans cette forteresse, un hôtel tout prêt à te recevoir. Plus loin, tu ne trouverais aucun gîte qui soit digne de toi. Demeure donc avec nous, je te prie. – Cher seigneur, répondit Gauvain, de toutes les paroles que j’ai pu entendre, il en est peu qui m’aient fait autant de plaisir. C’est avec joie que je resterai parmi vous, et je te remercie vivement de ta courtoisie. »
Le vavasseur l’emmena en son hôtel et, chemin faisant, lui demanda, entre autres questions, la raison pour laquelle il s’était tenu à l’écart durant la journée et n’avait pas aidé les habitants lors du tournoi. Gauvain lui expliqua qu’étant accusé de trahison et de déloyauté, il devait d’abord demander raison par les armes à son accusateur. Il ne pouvait donc risquer ni prison ni blessure avant de s’être justifié et d’avoir lavé son opprobre. Le vavasseur, qui comprenait à demi-mot, n’insista pas davantage. Et il fit entrer Gauvain dans son logis qui était vaste et bien tenu.
Dans la demeure de Tiebaut, il n’était évidemment bruit que du tournoi. Mais la fille aînée, par haine de sa sœur, s’arrangea pour attirer l’attention sur Gauvain. « Seigneur, dit-elle à son père, tu n’as, selon moi, rien perdu aujourd’hui. M’est avis même que tu as gagné plus que tu ne penses. Tu ferais bien d’envoyer saisir un chevalier qui a assisté au tournoi toute la journée sans prendre notre défense. En fait, ce n’est pas un chevalier, mais un marchand ou un changeur qui use d’un stratagème odieux pour franchir les péages sans payer un sou. Donne-lui donc la leçon qu’il mérite et fais-le saisir. Garin, le vavasseur, l’a logé chez lui. Je les ai vus passer tous deux il n’y a qu’un instant. » Et, sans attendre de réponse, elle se retira dans ses appartements.
Tiebaut de Tintagel ne
Weitere Kostenlose Bücher