Gauvain
puis appliqua soigneusement celle-ci sur les blessures du chevalier. Au bout d’un moment, le blessé s’agita, puis se dressa sur son séant.
« Puisse Dieu récompenser celui qui m’a rendu la parole ! dit-il. J’avais grand-peur de mourir sans confession. Déjà les diables, assemblés en cortège, guettaient le moment où mon âme sortirait de mon corps. Je t’en prie, seigneur, je dois me confesser. Je sais où trouver un chapelain, non loin d’ici, et si j’avais une monture, j’irais lui avouer mes péchés et recevoir la sainte communion. Après quoi, je ne redouterais plus la mort. Je t’en prie, beau seigneur, rends-moi un service, donne-moi le roncin de cet écuyer qui arrive au trot. »
Gauvain se retourna et vit en effet un écuyer qui allait l’amble sur un roncin de piètre allure. L’homme, d’un aspect peu engageant, avait des cheveux roux tout raides et emmêlés, hérissés comme les soies d’un porc. Ses sourcils, de même nature, lui couvraient le visage et le nez jusqu’aux moustaches. Sa bouche était largement fendue, sa barbe épaisse ; sa tête s’engonçait entre les épaules, et sa poitrine bombée saillait. Gauvain, néanmoins, s’approcha de lui. « Écuyer, dit-il, qui es-tu et où vas-tu ? – Cela te regarde ? répondit l’autre d’un ton arrogant, occupe-toi de tes affaires ! » Gauvain sentit le courroux l’envahir. « Donne-moi ce roncin ! s’écria-t-il avec violence. – Il n’en est pas question ! répliqua l’autre. Que la male mort t’emporte ! » Gauvain ne put résister à un mouvement d’humeur : de sa paume bien ouverte, il donna un tel coup à l’écuyer que celui-ci vida les étriers et se retrouva à terre, jurant qu’il se vengerait. « Laisse donc cet écuyer à sa colère et amène-moi le roncin, dit le blessé. Mais je te demande une chose : prends soin de cette jeune fille pour qui j’éprouve grande gratitude. Aide-la à monter sur son palefroi. »
Gauvain prit la jeune fille par le bras, et, en galant et courtois chevalier, se mit en devoir de la jucher sur le palefroi. Mais, tandis qu’il s’empressait ainsi, le chevalier blessé bondit, s’empara de Gringalet et, sautant en selle, le fit cabrioler de-ci de-là à travers le terrain puis, sous les yeux éberlués de Gauvain, galoper par la colline. Mais avant de disparaître, il lui cria : « Je te laisse le roncin ! Prends-le et sois heureux d’avoir une monture. Quant à ton cheval, je le retiens pour mon service, il m’appartient dorénavant ! – Ah, félon ! s’écria Gauvain, pourquoi tant de vilenie ? » L’autre éclata d’un rire strident : « Tu as la mémoire courte, Gauvain, dit-il. L’as-tu donc oublié ? Voilà quelques mois, tu me mortifiais en me faisant manger de longues semaines, en compagnie des chiens, les mains liées derrière le dos. Tu commis là une grande sottise, sache-le, et ta honte présente m’en venge assez ! » Sur ce, il piqua des deux et disparut au loin, tandis que la jeune fille, enfin bien installée sur son palefroi, le suivait au triple galop.
Orgueluse, qui n’avait soufflé mot pendant toute l’affaire, se mit à rire bruyamment : « Eh bien, dit-elle, cher vassal, que vas-tu faire à présent ? Ne t’avais-je pas prévenu qu’il t’arriverait grand-honte ? Je ne sais où tu comptes aller, en cet équipage, et je m’en veux de t’avoir suivi, mais je te talonnerai néanmoins pour voir tes prochaines mésaventures. Et plût au ciel que ce roncin fût une jument, pour t’humilier davantage encore ! »
Ravalant sa rancœur, Gauvain se garda de répondre à la jeune femme. Après avoir enfourché le roncin, il donna le signal du départ. La bête, fort laide, avait l’encolure grêle, la tête énorme, de larges oreilles flasques, des flancs durs, la croupe maigre et l’échine interminable. Et c’est monté, à défaut de mieux, sur ce monstre que, piqué par les sarcasmes de la belle Orgueluse, Gauvain reprit sa route.
Ils chevauchèrent jusqu’au soir sans échanger un seul mot. Gauvain, furieux de son coursier minable, ne savait comment s’en débarrasser, ni tirer vengeance du chevalier qui lui avait de manière si outrageante dérobé son valeureux Gringalet. Cependant, malgré leur faible allure, ils traversaient des landes incultes et parvinrent enfin à proximité d’une rivière qui semblait infranchissable tant elle était large et profonde. Sur l’autre rive, se dressait
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