Gauvain
une forteresse si haute et fièrement campée que jamais œil d’homme n’en vit de semblable.
En un palais de marbre gris bâti sur la roche, six cents fenêtres grandes ouvertes laissaient apercevoir une multitude de dames et de jeunes filles qui, accoudées sur les rebords, contemplaient les prés et les vergers fleuris. Les unes étaient vêtues d’étoffes souples et élégantes, d’autres de tuniques multicolores et de robes de soie brochée d’or. Du dehors, on distinguait parfaitement leurs belles chevelures, leurs bustes harmonieux et leurs tailles souples.
Orgueluse, à qui l’endroit semblait familier, alla droit à la rivière, s’y arrêta et descendit de son palefroi. Là, amarrée à un perron, était mouillée une nef munie de son aviron mais fermée à clef. Sans hésiter ni perdre un instant, Orgueluse dénicha la clef sur le perron, ouvrit la nef, y pénétra, suivie de son palefroi et se saisit de l’aviron. « Vassal ! cria-t-elle à l’adresse de Gauvain, descends de ton maigriot de roncin, puis largue les amarres qui retiennent la nef. Si tu ne traverses immédiatement, tu en verras de cruelles, et seule une fuite rapide te sauvera. – Fuir ? s’écria Gauvain. Et pourquoi donc ? – Ne vois-tu pas ce que je vois ? Si tu l’avais vu, tu serais déjà loin ! » Gauvain se retourna et vit un cavalier qui fonçait sur lui de toute la vitesse de son coursier. « Femme, insista-t-il, qui donc est celui-là ? Je reconnais son cheval, puisque c’est le mien, Gringalet que l’on m’a ravi ce matin ! – Certes, répondit Orgueluse, il ne peut en être autrement, puisque ce cavalier est le neveu de l’homme qui te l’a volé. Son oncle lui a commandé de te suivre et de lui rapporter ta tête. Ainsi donc, si tu ne veux t’exposer au pire, suis mon conseil : entre dans cette nef et fuis en ma compagnie. – À Dieu ne plaise, femme, répondit Gauvain. Je n’ai jamais fui de ma vie, j’attends celui-ci de pied ferme. D’ailleurs, je veux récupérer mon cheval. »
Orgueluse éclata de rire. « À ta guise ! dit-elle, mais prends-y garde, quel spectacle tu vas offrir à ces belles et gentilles jeunes filles qui sont accoudées là-haut aux fenêtres de la forteresse ! Quels quolibets t’attendent, quand elles te verront galoper puis piquer du nez ! – Femme, langue de vipère, nul ne me verra jamais faiblir ! Je vais me précipiter sur mon adversaire et lui reprendre mon cheval ! » Cependant l’autre arrivait à bride abattue. En voyant Gauvain si piteusement monté, il ne put s’empêcher de rire. « Ah ! dit-il, qu’un chevalier doit se sentir mal à l’aise sur pareil bidet ! » Furieux, Gauvain voulut lui faire avaler ses sarcasmes et, passant à l’attaque, lui assena sa lance en haut du bouclier. Il fut assez heureux pour percer celui-ci, froisser le haubert et jeter l’homme à terre. Alors, il tendit la main, saisit la bride de Gringalet et, tout heureux, revint vers la rivière. Mais pendant qu’il combattait, Orgueluse en avait profité pour gagner l’autre rive, et elle caracolait maintenant dans de vertes prairies.
À nouveau désemparé, et par l’outrage supplémentaire qu’elle lui infligeait, et par le sentiment d’une perte irréparable, Gauvain se démenait comme un beau diable quand il vit aborder une nacelle qui venait de la forteresse et à bord de laquelle se trouvait un nautonier qui agitait sa longue perche. « Seigneur, lui dit l’homme, je t’apporte le salut des jeunes filles qui t’ont vu combattre avec tant d’habileté. En outre, elles te prient de ne pas me frustrer de mon privilège. – En quoi consiste ton privilège ? demanda Gauvain.
— Seigneur, tu as abattu dans ce port un chevalier dont me revient le destrier. Telle est la coutume, tel est mon privilège, que le destrier m’appartienne. – Mais, mon ami, il me serait pénible d’en passer par où tu veux, car je devrais m’en aller à pied. – Seigneur, reprit le nautonier, maintenant que les jeunes filles te voient discuter, et hésiter, nul doute qu’elles ne te tiennent pour déloyal et ne s’indignent de ta conduite. Jamais encore il n’advint qu’un chevalier fût abattu dans ce port sans que j’obtinsse son cheval ou, à défaut du cheval, que le chevalier ne me demeurât. – Ah bon ! s’écria Gauvain, il fallait le dire tout de suite. Je m’engage à respecter ton privilège. »
Sautant à terre, Gauvain s’en alla,
Weitere Kostenlose Bücher