Gauvain
entendre, il n’était guère tenté de suivre leur conseil. D’abord, il n’avait pas pour habitude de renoncer à une entreprise qu’il assumait ; ensuite, il se sentait si fort attiré par Orgueluse que pour rien au monde il n’aurait voulu se priver de sa compagnie. Il alla donc jusqu’au palefroi, et il s’apprêtait à lui saisir la bride, car la bête était tout harnachée, quand un grand chevalier, assis sous un arbre verdoyant, lui cria : « Doucement, chevalier. Tu commets une action bien vaine. Laisse le palefroi. Tendre seulement un doigt vers lui serait présomption de ta part. Pourtant, je n’ai pas l’intention de te le disputer si tu persistes dans ton projet. Sache-le toutefois, si tu t’en empares, il t’arrivera les pires ennuis.
— Tes discours ne m’impressionnent guère, répondit Gauvain. La jeune femme qui se mire là-bas sous cet arbre m’envoie le chercher, et si je ne le lui ramenais, ne serais-je venu chercher que la honte, ici ? Je serais honni en toutes terres comme un couard et un pleutre. – Bien, bien, beau seigneur. Je ne t’en empêche pas. Mais tu ne sais comment finira l’aventure. Je n’ai jamais vu de chevalier poser la main à sa bride et l’emmener, comme tu t’y apprêtes, qui n’ait payé sa folie de sa tête. Voilà la triste fin que je redoute pour toi. Réfléchis bien à ce que tu fais ! »
Gauvain ne répondit même pas. Poussant devant lui le palefroi dont la tête était mi-partie blanche, mi-partie noire, il lui fit passer la planche. De toute évidence, il était coutumier de la chose, car il franchit la rivière facilement. Gauvain le prit par ses rênes de soie et s’en alla droit à l’arbre où se mirait la jeune femme. Elle avait laissé glisser à terre son manteau, et sa chemise entrouverte laissait entrevoir l’un de ses seins, une partie de son ventre et même de son pubis. À la retrouver dans cette tenue, Gauvain fut tout commotionné. Il lui présenta néanmoins l’étrier et lui dit : « Jeune femme, viens, que je t’aide à monter.
— Non ! s’écria Orgueluse avec colère. Puisse Dieu ne te jamais laisser raconter en nul lieu que tu m’as tenue en tes bras ! Si tu me touchais de ta main nue, si tu me frôlais même seulement, je me réputerais moi-même honnie ! Je monterai sans l’aide de quiconque et, à condition que tu n’effleures ni mon corps, ni mes vêtements, je te suivrai fidèlement jusqu’à l’heure où fondront sur toi le malheur et la honte. Et, crois-le bien, je serai là pour jouir de ta déconvenue. À présent, tu ne peux plus y échapper, pas plus qu’à la mort ! »
Sans perdre un instant, la jeune femme sauta sur le palefroi, noua sa guimpe et s’enveloppa de son manteau. Puis elle s’écria : « Maintenant, chevalier, va où tu voudras. Je m’attache à ton pas et ne te quitterai que je n’aie été témoin de ta honte. J’en serai la cause, et ce avant la nuit. » Gauvain se tut et se mit en selle, l’esprit agité de pensées contradictoires. Ils chevauchaient au petit trot quand il aperçut dans une lande couverte de fleurs la plante appelée herbe d’or qui guérit blessures et maladies. Il s’arrêta, mit pied à terre et cueillit la plante qu’il plaça précautionneusement sur l’arçon de sa selle. La jeune femme éclata de rire : « Par ma foi, si mon compagnon s’entend à la médecine autant qu’à la chevalerie, il n’aura point de peine à gagner sa vie : il lui suffira de vendre des boîtes d’onguent sur les foires ! » Gauvain répondit : « J’ai rencontré près d’ici un chevalier dont les blessures réclamaient un remède urgent et qui gisait sous un arbre. Si je puis le retrouver, cette plante qu’on appelle l’herbe d’or le soignera et lui rendra forces et santé. – Je ne te le conseille pas », dit simplement Orgueluse.
Ils ne mirent cependant guère de temps à retrouver l’endroit où se trouvaient la jeune fille et le blessé. « Dieu soit loué ! s’écria la jeune fille. Je vois que tu rapportes l’herbe d’or ! » Sans perdre de temps, Gauvain sauta à bas de Gringalet et se pencha sur le blessé qui paraissait fort mal en point. « Il faut que j’extraie le jus de la plante pour l’appliquer sur ses blessures, mais il serait plus efficace si je pouvais lui faire un pansement. – Prends ma guimpe », dit la jeune fille en la retirant prestement. Alors, Gauvain pressa la plante à travers l’étoffe
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