Gauvain
mort. Ensuite, il faudrait qu’il fût sage en tout point, sans convoitise, beau et franc, hardi et loyal, sans vilenie ni vice. Un tel homme, s’il venait, pourrait tenir la forteresse, ramener la paix dans le royaume, marier les jeunes filles et adouber les valets. Enfin, il anéantirait les enchantements qui pèsent sur le palais. »
Gauvain médita longuement les paroles du nautonier. Puis il lui dit : « Ami, descendons et fais-moi préparer à l’instant mes armes et mon cheval. Je ne veux pas rester ici un instant de plus. – Mais où veux-tu aller, seigneur ? demanda son hôte. Demeure encore quelques jours en mon hôtel. – Il ne s’agit pas de cela, dit Gauvain. Béni soit ton hôtel et bénis tous ceux qui m’y ont accueilli. Je veux seulement aller voir ce que font ces dames et ce qu’il en est des merveilles.
— Tu n’y penses pas ! s’exclama le nautonier. Par Dieu tout-puissant, ne commets pas cette folie ! – Je ne pense qu’à la commettre, bien au contraire, dit Gauvain. Allons, mon ami, fais préparer mes armes et mon cheval. – Je vois bien qu’il faut m’y résoudre, dit tristement le nautonier. Mais puisque tu es mon hôte et que je connais les lieux, permets que je sois ton guide. – Si tel est ton vœu, ami, je t’en remercie vivement. » Alors, sans perdre de temps, Gauvain s’équipa, monta sur Gringalet et s’en fut, suivi de près par le nautonier sur son destrier. Ils arrivèrent ainsi au pied de l’escalier qui permettait d’accéder au palais.
Ils virent là, assis tout seul sur un faisceau de joncs, un homme qui n’avait plus qu’une jambe : l’autre, en argent doré, était rehaussée de cercles d’or pur et de rangées de pierres précieuses ; il ne demeurait pas oisif, car il tenait un canif et appointait un petit bâton de frêne. Comme il ne dit rien aux survenants, ceux-ci ne prononcèrent aucune parole et, continuant d’avancer, se trouvèrent à l’entrée du palais. Les portes étaient riches et belles : gonds, anneaux de verrous étaient de l’or le plus fin qui fût. À chacun de leurs entrelacs était suspendue une clochette. À l’intérieur, s’ouvrait une grande salle au milieu de laquelle se trouvait un lit dont on ne voyait pas le bois tant l’ornaient des revêtements d’or et de pierres précieuses et dont chaque montant portait une escarboucle enchâssée : quatre cierges n’eussent pas jeté de clarté plus vive. La couche reposait sur quatre grimaçantes figures de chiens, lesquelles étaient elles-mêmes montées sur quatre roulettes si légères et si mobiles que, ne l’eût-on poussé que du bout du doigt, le meuble eût comme de lui-même traversé la salle.
Gauvain regarda tout autour de lui : le luxe ambiant était à l’avenant. Les murs du palais étaient de marbre et drapés de riches tentures de soie. Au-dessus, des verrières admettaient une lumière si claire qu’on aurait pu voir au travers des gens qui entraient et franchissaient la porte. Le verre était teint des couleurs les plus belles et les plus plaisantes qu’on pût imaginer. Dans tout l’édifice, il y avait bien quatre cents fenêtres qui étaient pleines, et une centaine qui étaient ouvertes. Quand il eut bien tout examiné, Gauvain dit au nautonier : « Bel hôte, je ne vois rien là qui me puisse effrayer, rien qui me fasse balancer d’entrer. Je vais m’asseoir sur ce lit et m’y reposer un instant, car je n’en ai jamais vu de si richement paré. » Le nautonier parut terrifié : « Ah, seigneur ! s’écria-t-il, je te prie de n’en rien faire ! – Et pourquoi donc ? – Cher seigneur, reprit le nautonier, quel regret et quel désespoir me causera ta mort ! Car tu ne saurais l’éviter : jamais nul chevalier ne s’est assis sur ce lit sans en mourir. On l’appelle le Lit de la Merveille. Nul n’y dort ni ne s’y repose qui puisse après s’en relever et vivre. Je t’en supplie, renonce à ton projet et reviens avec moi ! – Je resterai et je m’étendrai sur ce lit », répondit Gauvain avec une farouche détermination.
Après avoir recommandé son hôte à la grâce de Dieu, le nautonier sortit du palais. Resté seul, Gauvain alla, tout armé et le bouclier pendu à son cou, s’asseoir sur le lit. Au même moment, une grande clameur retentit, toutes les sonnettes du palais se mirent à tinter, les fenêtres s’ouvrirent et, par leurs embrasures, s’abattit une pluie de flèches et de carreaux
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