Gauvain
l’épée nue, vers l’homme qu’il avait renversé et fit mine de lui pousser une pointe. « Grâce, seigneur, dit celui-ci. Je suis rudement blessé, je ne te le cache pas, et l’heure n’est pas à une nouvelle joute. Je me remets en ta merci. – Dans ce cas, lève-toi et suis-moi. » Le vaincu se releva péniblement, et Gauvain le remit au nautonier qui l’en remercia. « Ami, reprit Gauvain, sais-tu où est allée la dame qui a traversé la rivière à bord de la nef ? – Seigneur, répondit l’homme, où qu’elle soit allée, qu’elle y reste et qu’on n’en entende plus parler. C’est une créature pire que Satan. Elle a fait trancher la tête, en ce port même, d’un bon nombre de chevaliers. Cela dit, si tu m’en croyais, tu accepterais de venir loger en mon hôtel. Il est modeste, mais c’est le mien, et je te l’offre de bon cœur. Il n’est pas prudent de demeurer ici pendant la nuit, car c’est une terre sauvage et pleine de dangers. – J’accepte avec joie, ami », répondit Gauvain.
Après qu’il eut pénétré dans la nacelle, ainsi que son cheval et le vaincu, le nautonier les mena rapidement jusqu’à l’autre rive et, de là, en son hôtel qui se trouvait non loin de l’eau. C’était un logis si plaisant et si confortable qu’un roi y eût pu séjourner sans rougir. Gauvain, traité en hôte de marque, se vit servir à son souper pluviers, faisans, perdrix et venaison, le tout arrosé d’un vin vermeil. Et quand le repas fut terminé, chacun s’en alla dormir dans de bons lits.
Le lendemain matin, Gauvain se leva de bonne heure et devisa avec son hôte. Depuis la fenêtre d’une tourelle où tous deux s’étaient accoudés, Gauvain contemplait le pays qui était fort beau et bellement boisé. Il arrêta ses regards sur la forteresse qui se dressait presque au-dessus d’eux. « Ami, dit-il, qui donc est le seigneur de ce château ? – Seigneur, répondit le nautonier, je l’ignore. – Comment ? s’étonna Gauvain, tu es pourtant le serviteur de ce château ! – Peut-être, mais je t’affirme que je n’en connais pas le maître. – Au moins, dit Gauvain, tu sais qui garde et défend cette forteresse ?
— Cinq cents arbalètes, incessamment prêtes à décocher leurs traits. À la moindre alerte, elles tireraient sans arrêt, sans se lasser jamais tant elles sont subtilement agencées. Je te dirai encore qu’au château réside une très noble et sage reine, de très haut parage. Elle vint jadis, avec tous ses trésors, son or et son argent, demeurer en ce pays, et c’est elle qui fit construire le manoir que tu vois. Elle amena avec elle une dame qu’elle chérit et qu’elle appelle reine et fille, et qui, elle-même, a une fille qui ne déshonore en rien son lignage. Je ne crois pas qu’il existe sous le ciel de jeune fille aussi belle et aussi apprise. La grande salle du manoir est, par art et enchantement, à l’abri de toute surprise. Un sage clerc, très versé dans la science des astres, avait accompagné la reine : c’est lui qui a doté ce palais de merveilleux et redoutables sortilèges, tels que tu n’en as entendu de semblables.
« En effet, nul chevalier n’y peut rester en vie une heure, s’il est couard, médisant ou cupide. Lâches ni traîtres n’y peuvent demeurer, non plus que les déloyaux et les parjures : ils meurent aussitôt, tous tant qu’ils sont, par la vertu de l’incantation. Cependant, une foule de valets, venus de terres lointaines, servent au château pour s’y instruire au métier des armes. Ils sont bien cinq cents, les uns barbus, les autres non. Cent qui n’ont barbe ni moustache, cent dont la barbe commence à poindre, cent qui se rasent, cent qui sont plus blancs que laine, et cent dont la barbe est grise. On voit aussi là des dames âgées qui n’ont plus mari ni seigneur, ainsi que des jeunes filles orphelines que les reines gardent auprès d’elles et traitent avec honneur et affection.
« Ces gens vont et viennent par toute la forteresse, soutenus d’une folle espérance irréalisable. Ils attendent un introuvable chevalier qui doterait les jeunes filles d’un mari, rendrait leurs fiefs aux dames qui en ont été dépossédées, et armerait chevaliers les valets. Mais je crains fort que la mer ne se change en glace avant qu’on trouve un chevalier capable d’accomplir de telles merveilles. D’abord, il faudrait qu’il pût se maintenir dans le palais sans être frappé de
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