Gauvain
nautonier, il ne faut y penser. J’ai maintes fois entendu conter que le chevalier cher à Dieu qui délivrerait ce manoir de ses enchantements et que l’on nommerait maître et protecteur de ce lieu n’en pourrait jamais plus sortir. À tort ou raison, telle est la loi : ne parle donc plus de chasse ni de tir à l’arc. C’est ici ton séjour, que de ta vie tu ne pourras quitter. »
Une violente tristesse saisit Gauvain. Agité de sombres pensées, il se jeta sur le lit. C’est à ce moment que la jeune fille revint. « Seigneur, dit-elle, ma dame la reine te fait demander la permission de venir te saluer. – Qu’elle vienne ! » répondit Gauvain d’un ton peu amène qui dénotait sa mauvaise humeur. Mais, dès qu’elle entra, Gauvain fut émerveillé : c’était une femme déjà âgée, mais d’une beauté qui n’avait pas fané ; de blanches tresses lui retombaient jusqu’aux hanches, et une robe de soie blanche la parait, diaprée de menues fleurs d’or. Il se leva en hâte devant elle et la salua avec une extrême courtoisie.
La reine lui rendit son salut et lui dit : « Seigneur, je suis, après toi, la dame de ce palais. Je t’en laisse la seigneurie, car tu en es bien digne. Es-tu de la maison d’Arthur ? – Oui, dame. – Es-tu de ceux de la Table Ronde, les meilleurs chevaliers de la terre ? » Gauvain hésita un moment avant de répondre, puis il dit : « Non, dame, à mon grand regret. » Il eut aussitôt honte de ce mensonge mais, ne pouvant revenir en arrière, il ajouta : « Dame, je n’oserais jamais dire que je suis au nombre des plus prisés. Sans me compter cependant parmi les meilleurs, je ne crois pas être des pires. – Voilà une réponse bien courtoise, dit la reine. Mais parle-moi du roi Loth : combien a-t-il eu de fils de sa femme ? – Dame, il en a eu quatre. – Nomme-les-moi. – L’aîné s’appelle Gauvain, le deuxième Agravain l’Orgueilleux, aux poings robustes. Les deux autres sont Gahériet et Mordret. – Plût au ciel qu’ils fussent avec nous aujourd’hui, dit la reine. Mais connais-tu le roi Uryen de Gorre ? – Certes, répondit Gauvain. Il a eu deux fils, l’un est Yvain, le courtois, le bien appris. Quant à l’autre, pour s’appeler également Yvain, il n’est pas son frère germain : on le surnomme Yvain l’avoutre, ou Yvain le Bâtard, ce qui ne l’empêche nullement de triompher de tous ceux qui osent le provoquer au combat. Tous deux sont sages chevaliers de la cour d’Arthur.
— Et comment va le roi Arthur ? reprit la reine. – Dame, mieux qu’il n’alla jamais, plus sain, plus ardent, plus vigoureux. – Par ma foi, dit la reine, il a toujours été ainsi, et je vois qu’il ne change guère. Mais parle-moi de son épouse, la reine Guenièvre. – Dame, elle est si courtoise, si belle et si sage que Dieu ne fit climat ou pays qui pût lui opposer d’égale. Depuis la première femme qui fut formée de la côte d’Adam, jamais il n’y eut de dame si renommée. Et elle le mérite bien, car de même que le sage maître endoctrine les jeunes enfants, ma dame la reine enseigne et instruit tous ceux qui vivent. D’elle descend tout le bien du monde, elle en est source et origine. Nul ne la peut quitter qui s’en aille découragé. Elle sait ce que chacun veut et le moyen de lui plaire selon ses désirs. Nul n’observe droiture ou ne conquiert honneur qu’il ne l’ait appris auprès de ma dame. Nul ne sera si affligé qu’en la laissant il remporte avec lui son chagrin.
— Par Dieu tout-puissant, s’exclama la reine, voilà un éloge qui place Guenièvre au-dessus de toutes les femmes ! J’en suis bien heureuse pour le roi Arthur. Mais, dis-moi encore, seigneur : toi qui te trouves auprès de moi, pourrais-tu en dire autant de moi ? – Dame, je le crois, répondit Gauvain avec sincérité. Avant de te voir, tout m’était devenu indifférent, tant j’étais triste et mélancolique. Mais, maintenant, je me sens si gai et si joyeux que je ne pourrais l’être davantage. – À la bonne heure, dit la reine aux blanches tresses. Je sais que la joie ne te quittera jamais. Et puisque tu es dans l’allégresse, tu pourras prendre ton repas quand tu le voudras, car il est prêt. Ensuite, tu pourras dormir dans ce lit et parcourir le palais selon ton désir. »
Quand la reine eut pris congé et qu’elle se fut retirée, les jeunes filles vinrent dresser la table pour Gauvain et lui préparèrent
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