Gauvain
défense, ou pour prétendre son honneur terni. Et c’est pourquoi il pend son bouclier à l’arbre. Ainsi peut-il se dire bafoué lorsqu’un chevalier jette à terre ce bouclier. Et il a mille autres astuces de ce genre pour combattre et tuer ceux qui l’ont, d’une façon ou d’une autre, prétendument insulté.
— Je commence à comprendre, dit Méraugis. La jeune fille sur le mulet, qui se trouvait dans la tente et qui est partie à mon arrivée, est son amie, et elle est allée l’avertir que j’avais jeté le bouclier à terre. – Tu as bien compris, dit le vaincu, et je ne te souhaite pas de te trouver en face de lui. – Peu importe, dit Méraugis. Si l’on m’attaque, je saurai bien me défendre. – Il n’empêche que, si j’étais toi, je n’hésiterais pas à rebrousser chemin. Il n’est qu’un cri dans tout ce pays : fuyez l’Outredouté !
— S’il ne tenait qu’à moi, dit Méraugis, et si je pensais rencontrer cet Outredouté, je n’hésiterais pas à rebrousser chemin. Mais j’ai autre chose à faire, je dois aller à l’ Esplumoir Merlin afin d’obtenir des nouvelles de Gauvain, le neveu du roi Arthur. Je ne peux donc m’attarder ici. Mais toi, voici ce que tu vas faire : retourne à la tente. – Il n’en est pas question ! s’écria le vaincu. – Je te l’ordonne ! dit Méraugis. – Je n’irais pour rien au monde ! – Alors, tu vas mourir, dit Méraugis en levant son épée. N’oublie pas que je t’ai accordé la vie à condition que tu m’obéisses. – Bien, seigneur, dit l’autre. Je vois qu’il faut me résoudre à cela. – Tu iras donc à la tente, reprit Méraugis, tu salueras les jeunes filles de la part de Méraugis de Portleguez, puisque tel est mon nom, et tu leur conteras notre rencontre. Si l’Outredouté se trouve là, reviens aussitôt vers moi. S’il n’est pas là à ton arrivée, attends-le jusqu’à ce qu’il vienne. Alors, tu lui révéleras mon nom et tu lui diras que c’est moi qui ai jeté le bouclier à terre, dans le seul but de lui nuire et de salir son nom. S’il réclame alors vengeance, ramène-le-moi aussitôt.
— Mais comment saurai-je où tu es ? Toi, tu vas t’en aller par là, puisque c’est ton chemin, et moi je m’en irai de l’autre côté. J’ignorerai où te trouver. – Tu n’auras qu’à me suivre en prenant tous les chemins à droite. Ne tourne pas à gauche, sous aucun prétexte, avant qu’il soit mardi. Maintenant, dis-moi ton nom. – Seigneur, répondit le vaincu, je m’appelle Lakis de Lampagrès. – Eh bien, Lakis, je t’ai dit ce qu’il fallait faire. Accomplis ta mission. – Seigneur, répondit Lakis, tes désirs sont des ordres, et je serais déshonoré si je ne les exécutais, dût-il m’en coûter la vie. » Et sur ce, ils se séparèrent.
Lakis parvint bientôt à la tente. Il salua les jeunes filles et leur dit qui l’envoyait. L’Outredouté n’étant pas encore arrivé, Lakis mit pied à terre et annonça qu’il l’attendrait afin de lui délivrer le message de Méraugis. Alors, les jeunes filles, qui connaissaient Lakis et qui l’aimaient bien, lui dirent : « Ami, nous t’en prions, ne reste pas ici ! Remonte sur ton cheval et va-t’en. Si l’Outredouté veut se battre avec toi, il te tuera ! – Je n’en ferai rien, répondit Lakis. Je me suis engagé envers Méraugis et je ne peux me dérober. »
Cependant, alerté par la jeune fille montée sur le mulet, l’Outredouté se dirigeait vers la tente, au comble de la fureur, comme s’il devait détruire le monde entier. La colère l’aiguillonnait, et la neige volait sous les sabots de son cheval. En approchant, il aperçut Lakis de Lampagrès, son voisin, et le reconnut tout de suite. Il lui jeta un coup d’œil puis, galopant droit au frêne, vit que son bouclier gisait à terre.
« Comment diable ! s’écria-t-il, est-ce toi, Lakis, qui es venu ici abattre mon bouclier ? – Certes non, répondit Lakis. – Ce ne peut être que toi ! Viens donc te battre avec moi ! – Seigneur, dit Lakis, tu fais erreur, je le jure solennellement. C’est un autre chevalier qui, après avoir jeté ton bouclier à terre, m’a combattu et m’a terrassé. » Alors, il raconta à l’Outredouté toute l’histoire, y ajoutant quelques détails véridiques avant de transmettre en propres termes le message de Méraugis. L’Outredouté se sentit atteint dans son orgueil, défié. « De quel côté se
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