Gauvain
ainsi, dit Gauvain. Elle vint ici avec un chevalier dont elle s’était éprise, mais, un jour, celui-ci, lassé sans doute, voulut s’en aller. Or, il lui fut impossible de quitter l’île. La dame de ces lieux a ordonné à ses gens dans le pays de ne laisser personne sortir de l’île sous aucun prétexte, à moins qu’elle ne l’exigeât elle-même. En outre, elle avait décidé qu’aucun chevalier ne pourrait passer sur ses terres sans venir ici disputer le prix de la victoire contre son champion. Ainsi, bon gré mal gré, de nombreux chevaliers qui prenaient plaisir à trancher des têtes vinrent ici tomber sous les coups de l’ami de ma dame. Aussi farouche qu’audacieux et vaillant au combat, il mena cette vie pendant sept ans, et c’est en son honneur qu’elle fit bâtir les sept colonnes que tu vois là-bas percer les nues. Mais tout a une fin, et l’amour de la dame s’affaiblit au point qu’elle ne sut plus que faire pour se débarrasser de son amant.
« C’est alors qu’elle jeta son dévolu sur moi. À force de paroles artificieuses, elle m’a amené jusqu’ici et m’a fait affronter son champion. Non seulement je lui résistai fort bien, mais je fus même assez heureux pour le vaincre et pour le tuer. Hélas, je remportai aussi cette victoire pour mon malheur, car la coutume m’oblige à demeurer ici jusqu’à ce qu’un autre triomphe de moi. Et alors il prendra ma place, et ainsi de suite aussi longtemps qu’il plaira à ma dame d’avoir des amants. Que tu l’emportes ou que je te tue ne changera rien. Tel est l’usage : le vainqueur se retrouve toujours otage jusqu’à l’arrivée d’un chevalier plus fort que lui. Tu dois donc te battre contre moi, je ne vois pas d’autre solution. Mais si tu remportes la victoire et que ma force soit inférieure à la tienne, tu deviendras le maître de la tour et le possesseur de la dame.
— Je n’en ai nul désir ! répliqua Méraugis. Mon amie m’attend de l’autre côté, et je l’aime plus que tout au monde. Je n’ai que faire de ce château ni de cette île. Mais, puisque personne n’ose approcher d’ici, qui te procure donc à boire et à manger ? – Je n’ai pas à m’en préoccuper. Ici, tout regorge de boissons et de victuailles. – Comment cela ? – Chaque matin, avant le repas de midi, ma dame sort de la tour et, d’en bas, elle fait signe au pilote de la barque qui vient aussitôt aborder. Alors elle demande qu’on lui apporte ce dont nous avons besoin, et la barque revient peu après, chargée de tout ce qu’elle a commandé. Mais si moi j’allais vers le port, la barque une fois arrivée, celle-ci reprendrait le large immédiatement, toutes voiles dehors, car son pilote a reçu des ordres, et il ne peut se permettre de désobéir.
— Mais pourquoi donc ? » demanda Méraugis. Gauvain reprit alors : « Ma dame pense que si je montais à bord, j’en profiterais pour m’échapper et ne jamais revenir. Elle me retient prisonnier, tant par ses charmes que par cette île, et elle me surveille ou me fait surveiller de si près que, je le sais bien, jamais je ne pourrai m’éloigner d’ici. Mon chagrin en est si violent que, lorsque j’y songe, je souhaite une seule chose : que la foudre vienne me frapper. N’ai-je pas raison ? – Certes, répondit Méraugis, à ta place, je ne penserais pas autrement. »
Gauvain s’était assis sur un rocher. Il avait l’air très las. « Je vois bien que tu es venu ici pour me chercher, et cependant je vais être dans l’obligation de te tuer. Mon Dieu, que faire ? La vie ne m’est que dégoût, et je désire si ardemment la mort que, si je pouvais te sauver, je me tuerais sans hésiter avec mon épée. Mais cela ne changerait rien à ton sort, puisque tu serais obligé à ton tour de demeurer dans l’île et d’y combattre tous les chevaliers assez malchanceux pour traverser ce maudit pays. Tu serais le plus malheureux des hommes, et ce jusqu’à ton dernier souffle. J’en suis si contristé que je ne sais même plus que dire. – Eh bien, ne dis plus rien. Je crois connaître un moyen pour nous tirer d’affaire, toi et moi. – Je serais bien curieux de savoir lequel. Autant l’avouer, je suis prêt à suivre n’importe quel conseil, fût-ce celui de me jeter à l’eau, si l’on me disait que c’est pour mon bien. – Il ne s’agit pas de cela, dit Méraugis, mais de bien autre chose. – Je t’écoute, répondit Gauvain, et me
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