George Sand et ses amis
courageux qui craint la cessation de ses forces, de son travail, de l'accomplissement de ses devoirs. Pauvre et endetté, il avait épousé une femme riche. Si ce n'était pas un tort, c'était un malheur. Cette femme avait des enfants, et la pensée de les dépouiller pour ses besoins personnels était odieuse à Everard. Il avait soif de faire fortune, non seulement afin de ne jamais tomber à leur charge, mais encore par un sentiment de tendresse et de fierté très concevable, afin de les laisser plus riches qu'il ne les avait trouvés en les adoptant.»
La politique qui avait rapproché George Sand et Michel (de Bourges) devait contribuer à les diviser. Convertie par lui aux doctrines démocratiques, elle eut la tristesse de le voir s'attiédir. Il avait inculqué à son élève le culte des Jacobins, de ceux qu'elle appelait «mes pères, les fils de notre aïeul Rousseau», et qui sauvèrent effectivement la patrie aux jours de l'invasion et de la Terreur, à l'encontre de l'émigration et de la guerre civile. Mais bientôt elle devait dépasser et inquiéter son maître. Dès avant 1848, «j'étais devenue socialiste, dit-elle, Everard ne l'était plus.» Le dissentiment portait et sur l'idéal même et sur la méthode et la morale de la politique. Michel (de Bourges), que la Révolution de Février surprendra, selon l'expression de l'Histoire de ma Vie, dans une phase de modération un peu dictatoriale, serait comme l'ancêtre de l'opportunisme. A défaut du mot, il pratiqua la chose.
Ses principes de justice ne répugnaient pas à fléchir et à supporter des compromissions, qui révoltent l'âme généreuse, un peu chimérique, de George Sand. «En même temps, écrit-elle, qu'Everard concevait un monde renouvelé par le progrès moral du genre humain, il acceptait en théorie ce qu'il appelait les nécessités de la politique pure, les ruses, le charlatanisme, le mensonge même, les concessions sans sincérité, les alliances sans foi, les promesses vaines. Il était encore de ceux qui disent que qui veut la fin veut les moyens. Je pense qu'il ne réglait jamais sa conduite personnelle sur ces déplorables errements de l'esprit de parti, mais j'étais affligée de les lui voir admettre comme pardonnables, ou seulement inévitables.» Michel (de Bourges) avait l'amour de l'autorité, l'humeur tyrannique. Si nous en croyons George Sand, «c'était le fond, c'était les entrailles mêmes de son caractère, et cela ne diminuait en rien ses hontes et ses condescendances paternelles. Il voulait des esclaves, mais pour les rendre heureux.» Singulière contre-façon du bonheur, qui consiste en la spoliation de la liberté ! Ce fut le malheur de Michel (de Bourges) d'aspirer à une sorte de despotisme démocratique où il eût tenu l'emploi de dictateur. George Sand, apitoyée sur les déboires d'une ambition qui fut stérile pour la cause révolutionnaire, lui dédiera cette oraison funèbre : «Il a passé sur la terre comme une âme éperdue, chassée de quelque monde supérieur, vainement avide de quelque grande existence appropriée à son grand désir. Il a dédaigné la part de gloire qui lui était comptée et qui eût enivré bien d'autres. L'emploi borné d'un talent immense n'a pas suffi à son vaste rêve.»
En 1835, la cliente n'entrevoyait point les défauts de son avocat. Elle quitta Bourges, subjuguée, fascinée, et le lendemain elle reçut à son réveil «une lettre enflammée du même souffle de prosélytisme qu'il semblait avoir épuisé dans la veillée déambulatoire à travers les grands édifices blanchis par la lune et sur le pavé retentissant de la vieille cité endormie.» Une correspondance s'ensuivit, dont nous retrouvons une part, due à George Sand, dans les Lettres d'un Voyageur. Ils allaient d'ailleurs se rejoindre à Paris. Michel (de Bourges) plaidait dans le procès d'avril, le procès monstre, qui se déroula devant la Chambre des pairs et qui mettait aux prises la Monarchie et la République. C'était le va-tout du gouvernement de Louis-Philippe.
George Sand, habillée en homme, assista à l'audience du 20 mai, où elle pénétra en compagnie d'Emmanuel Arago. Chaque soir, le petit cénacle, moitié littéraire, moitié politique, se réunissait dans le logement du quai Malaquais. Ou bien, après un dîner frugal dans un modeste restaurant, on allait se promener, soit en bateau sur la Seine, soit le long des boulevards. Une de ces promenades exerça une influence
Weitere Kostenlose Bücher